LES DIEUX DU SOUL

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A découvrir dans les pages qui suivent, un large extrait du livre de PHYL GARLAND.
Traduction de l'américain par Yvonne et Maurice Cullaz.
Édité au 4ème trimestre 1972 par les Éditions BUCHET/CHASTEL.
Épuisé chez l'éditeur.

L'extrait du livre reproduit les 53 pages intitulées

" L'ENREGISTREMENT À MEMPHIS "

- Texte rédigé en 1969 -

 

L'ENREGISTREMENT À MEMPHIS

 

Comme le faisaient autrefois les musiciens américains qui se rendaient en Europe pour s'imprégner de la culture classique à sa source, leurs modernes homologues, qui battent la mesure du pied et font claquer leurs doigts, vont maintenant à Memphis pour enregistrer. En fait, c'est une culture toute différente que ces derniers cherchent, car Memphis (Tennessee) a eu longtemps la réputation d'être la patrie du blues. De nos jours, la qualité purement «funky» est recherchée à la place du ton cultivé et ce qui vous «prend aux tripes» prime les sonorités raffinées. Le flûtiste de jazz, Herbie Mann, a pris son instrument d'argent pour aller enregistrer à Memphis avec les musiciens du cru. Les Beatles, de leur côté, ont depuis longtemps exprimé leur désir d'en faire autant. Dionne Warwick l'a fait, Wilson Pickett s'y rend régulièrement et, au début de 1969, le bruit courut que Duke Ellington, incarnation du raffinement dans la musique syncopée, projetait d'y enregistrer un disque.

 
Mais pourquoi Memphis et pourquoi maintenant ? Après tout, Memphis, malgré ses légendes, n'est qu'une ville d'importance moyenne, peuplée de moins de 500 000 habitants, fort éloignée des gratte‑ciel de Madison Avenue, où l'on jongle avec l'argent, et encore plus éloignée des palaces ombragés de palmiers des nouvelles cités en stuc de la côte ouest. Il y a plus de 50 ans que W.C. Handy a immortalisé la vie secrète et nocturne de cette cité par un blues et déjà quinze ans que Elvis Presley, un enfant venu de Memphis, a conquis de haute lutte sa renommée. De nombreux chanteurs de blues célèbres comme John Lee Hooker, Muddy Waters, Howlin' Wolf et B. B. King sont passés par Memphis, mais n'y sont pas restés, tandis que celui qui tire son surnom de la ville, Memphis Slim, a suivi une glorieuse trajectoire qui l'a mené tout droit à Paris. Aretha Franklin y a vu le jour, mais le monde de la musique n'entendit parler d'elle que lorsqu'elle fut installée depuis longtemps à Detroit. A vrai dire Memphis ne représente guère les caractéristiques qu'on s'attend à trouver dans un centre d'activités culturelles.

 
Cependant cette ville s'avère comme telle, et une des raisons de cette situation réside dans sa renaissance relativement récente en tant que productrice importante d'un genre éminemment commercial appelé la musique «
SOUL». Ces dernières années, lorsque la firme Motown qui fut pendant les années 60 le principal promoteur de la musique « soul », se mit à orienter plusieurs de ses artistes vers une musique plus brillante, plus délurée, plus pop, de façon à plaire à un public plus étendu, les promoteurs de musique de Memphis flairèrent une tendance nouvelle et se mirent à fournir au public une musique plus «funky» ‑ quoique j'insiste sur le fait que les Supremes et les Temptations soient parfaitement capables de retrouver cette atmosphère quand ils le veulent. Et de nos jours les promoteurs de musique de Memphis ont pu se rendre compte que leur intuition était juste, qu'ils ont gagné leur pari, car ce que l'on appelle la musique de Memphis se vend fort bien et l'enjeu du pari c'est l'argent.

 
Le grand succès d'un disque appelle le grand succès de l'artiste qui l'a enregistré et les compagnies de disques feront des pieds et des mains pour réunir les qualités spéciales qui rendront leurs produits commerciaux.

 
Comme l'a dit Phil Strassberg, le manager d'un groupe de chanteurs connus appelé
Anthony and the Imperials, a dit en 1967, avant que cet engouement n'ait atteint son point culminant :

 
«Même le marché de la télévision dépend du grand succès d'un disque. Le talent est devenu secondaire, ce qui compte c'est de figurer aux premières places de la liste des hit parades. Si vous y figurez votre disque y prend place dès qu'il sort, mais si votre nom n'y figure pas... c'est difficile de lancer le disque. Le lancement c'est ce qui fait tout marcher.»
 

 
Donc le groupe
Anthony and the Imperials qui figurait en très bonne place sur les listes de hit parades, lorsqu'ils sortirent Goin'out of my Head (sortant de mon esprit) et Hurt so bad (Ça me fait si mal), avait traversé une mauvaise période et n'avait pas été cité depuis longtemps, de sorte qu'ils tablaient sur leur passage dans des cabarets pour ne pas être oubliés du public. L'aventure arrivée à Anthony and the lmperials montre bien que, par‑dessus toute chose, l'industrie du disque, de nos jours, donne lieu à une compétition intensive, une véritable lutte pour la vie et dont les objectifs changent constamment, ce n'est pas tellement la qualité artistique qui prime, mais le profit. Les artistes de Memphis et les musiciens qui enregistrent avec eux, du fait qu'ils réussissent bien, font «manger de la vache enragée» aux autres.

 
Jones Cortese, journaliste, spécialiste des questions économiques du quotidien Memphis Commercial Appeal fit observer en 1968, que les firmes de disques de la ville avaient fait pour 20 millions de dollars d'affaires l'année précédente et escomptaient atteindre le chiffre de 30 millions de dollars en 1969 ‑ une sacrée somme pour une ville de cette importance, dont le principal revenu était le coton. Cortese faisait remonter la réussite financière de Memphis à l'action de
Sam Phillips, qui s'occupait de productions commerciales pour la radio et la télévision et qui a toujours été considéré comme le père de l'industrie du disque à Memphis. Phillips, qui abandonna par la suite l'industrie du disque, avait gravé sous son étiquette Sun, en 1953, les premiers enregistrements d'un disque jockey se doublant d'un chanteur soul. Il s'agissait de Rufus Thomas. L'année suivante, il enregistrait les premiers disques d'Elvis Presley. De nos jours, tandis que la firme Phillips est toujours en pleine activité, d'autres firmes se sont jointes à elle, notamment Goldmark, Hi et Stax. La firme Stax a pris un essor considérable car elle a sorti les enregistrements du regretté Otis Redding. Quelques mois après la mort de Redding, en décembre 1967, Robert Shelton du New York Times souligna l'importance du disparu :
 

 
«Redding n'était pas à vrai dire un novateur dans le domaine de la musique soul, mais était certainement un de ses plus grands représentants. On peut le considérer avec Ray Charles et James Brown comme un des talents les plus éclatants parmi les chanteurs soul de notre époque. Pendant la dernière année de sa carrière, Otis Redding a symbolisé un véritable transfert de la suprématie de la musique populaire des Noirs, de Detroit, ville où cette suprématie était depuis longtemps établie, à Memphis, où cet art populaire était plus près de sa source.»

 
La Compagnie des disques Stax, qui se targue d'avoir découvert plusieurs artistes de la musique soul, produit à elle seule plus de la moitié des revenus de l'industrie du disque à Memphis. Son développement est typique de la croissance rapide que l'on peut constater aujourd'hui dans l'industrie du disque et qui a amené une fortune rapidement acquise à tant d'hommes d'affaires. Comme pour la plupart de ces firmes, les Blancs font marcher l'affaire tandis que la majorité des artistes est noire.

Jim Stewart   &   Estelle Axton


La façon dont la firme
Stax a été conçue remonte à 1956 un caissier, qui se doublait d'un violoniste amateur, du nom de Jim Stewart, après que ses offres de services eussent été refusées par Sam Phillips, essaya de graver des disques de musique folklorique et populaire dans un studio de fortune. Il s'agissait en fait d'un garage, et son associé dans cette entreprise de fortune, Fred Bylar, était un disc‑jockey. Plus tard, Stewart devait avouer : «Nous avons sorti des choses innommables.» Quoiqu'il obtînt un diplôme de direction commerciale à l'université de Memphis et fait des études de droit, Stewart commença à rencontrer des difficultés lorsqu'il voulut passer de la théorie à la pratique. Ses premiers efforts échouèrent complètement et il perdit près de dix mille dollars. Bylar lâcha bientôt l'affaire, mais Stewart s'entêta. Il bénéficia de l'aide de sa soeur, Mme Estelle Axton, qui hypothéqua sa maison, ce qui leur permit d'acheter en 1960, un appareillage pour enregistrement de la marque Ampex pour deux mille cinq cents dollars. Ils recherchèrent un studio et firent une bonne affaire, en acquérant une ancienne salle de cinéma située rue McLemore, au coeur du quartier noir. Tout ce quartier foisonnait de musique et de talents latents ou cachés. Parlant de cette époque, Stewart avoue : «Nous ne savions même pas ce qu'était le rhythm and blues. Il s'est trouvé que nous avions atterri dans un quartier habité par des gens de couleur.» Pour pouvoir tenir le coup Stewart continua à travailler à la banque, tandis que sa soeur ouvrait une boutique de disques à côté du nouveau studio.

 
Le destin s'était déjà montré favorable quant au choix de l'emplacement de leur studio, et la chance leur sourit encore dans les événements qui suivirent. Peu de temps après la malheureuse affaire qui leur avait coûté dix mille dollars,
Rufus Thomas, ce même disc‑jockey qui avait enregistré des disques pour Phillips, vint au studio de Stewart, avec sa fille Carla âgée de 17 ans. Stewart et sa soeur décidèrent de tenter un grand coup en enregistrant « Cause I love you » (Parce que je t'aime) la version de Rufus Thomas. Ils vendirent trente mille de ces disques, chiffre dépassant de loin toute leurs espérances, et nos producteurs novices commencèrent à réviser leurs idées au sujet de « cette musique ». Rufus Thomas devait plus tard connaître la renommée de sa version de Walkin'the dog (En promenant le chien). Sa fille Carla Thomas, étudiante, plus tard, en littérature anglaise à l'Université Howard de Washington s'est vu conférer le titre de «Reine de la musique soul de Memphis».


                               

 
Donc voici pour le premier succès. Le suivant se produisit en 1961, lorsqu'un groupe d'adolescents blancs qui se faisaient appeler
The Markeys enregistra un air de rock"n"roll intitulé Last Night (La nuit dernière). On en vendit cinq cent mille. Fait d'importance, un des membres du groupe des Markeys était un jeune guitariste du nom de Steve Cropper, originaire des monts Ozark dans le Missouri. Quoique Cropper eût baigné pendant toute son enfance dans les flonflons de Grand Ole Opry, le «show» country and western classique de l'Ouest émis par la radio, il était néanmoins prêt à accueillir les sons nouveaux et avait en plus un énorme talent naturel. Steve, à l'Université de Memphis, avait opté pour un diplôme de technicien et il travaillait à mi‑temps au studio de Stewart, apprenant les techniques de l'enregistrement. Au même moment, un jeune étudiant de couleur, âgé de seize ans, Booker T. Jones, fort doué pour la musique, se mit à fréquenter le studio. Il savait jouer du piano et pouvait même maîtriser n'importe quel instrument. Booker joua notamment avec Steve dans un orchestre de studio pour accompagner Rufus Thomas. Un jour Booker s'amusait à jouer de l'orgue, Steve l'accompagnait à la guitare, et deux autres musiciens s'étaient joints à eux, lorsqu'ils se mirent à improviser un petit riff très prenant. Stewart insista pour qu'ils l'enregistrent. C'était peut être là, la décision la plus importante que Stewart ait prise dans sa vie. Ce morceau était si funky qu'ils l'appelèrent Green Onions (oignons verts). Il s'en vendit un million d'exemplaires en 1962. Ce disque contribua à conférer une renommée nationale au quartette appelé Booker T. and The M.G.s, groupe qui en 1967 remporta un oscar du Billboard en tant que meilleur groupe instrumental du pays faisant perdre à Herb Alpert and the Tijuana Brass sa place prépondérante. La firme Stax faisait vraiment son chemin.
 


45t EP français Atlantic 222010

 
Ce fut aussi en 1962 qu'un service de relations publiques d'Atlanta téléphona à Stewart lui demandant si cela l'intéresserait d'enregistrer un orchestre venant de Macon et fort prisé dans les Universités de cette région. Stewart accepta de faire un essai. L'orchestre
Johnny Jenkins n'aurait peut-être laissé aucun souvenir, n'eût été la présence du chauffeur qui avait conduit leur car de Macon à Memphis. Son nom : Otis Redding. Le journaliste Van Gordon Sauter a évoqué l'arrivée d'Otis à Memphis: d'après Stewart, dit‑il : «C'était un garçon de la campagne timide, qui ne parlait guère. Les musiciens le chargeaient de commissions comme : "Otis va nous chercher à manger", ou d'autres choses de ce genre.» Toujours d'après Stewart : «Après que l'orchestre eut enregistré, quelqu'un suggéra de donner une chance à Otis et de le laisser chanter. Redding se lança dans un de ces " trucs ", comme "Heh, heh Baby" et Stewart fit remarquer : «Cela ressemble à Little Richard et le monde n'a vraiment pas besoin d'un autre Little Richard.»  Alors quelqu'un d'autre suggéra qu'Otis chante quelque chose sur un tempo lent. Il chanta These arms of mine ( Ces bras qui sont miens).

 
« Et personne n'a trouvé que ça "cassait des barres ". »

 
Fort heureusement le public réagit différemment. Les gens ne se bousculèrent pas à vrai dire pour acheter son premier disque, mais, petit à petit, cet enregistrement se vendit fort bien, d'abord dans la région, puis ensuite dans tout le pays. Il en fut de même quant au succès d'Otis dont le chant sortait du coeur, exprimant chaque nuance, que ce soit la joie ou la peine, avec une simplicité qui n'excluait pas la subtilité.

 
Redding avait toujours voulu être un chanteur. Il composa énormément pendant les cinq années que lui restaient à vivre, interprétant son propre répertoire, écrivant aussi pour les autres chanteurs ‑ ainsi Respect qui fut pour
Aretha Franklin un des éléments de son immense succès et un des facteurs de sa triomphale réussite. C'est grâce à l'esprit qu'insuffla Otis que la firme Stax, ou Stax Volt, son nom à l'époque, put se mesurer avec les plus importantes compagnies de l'époque. Cependant l'expansion de la firme Stax tendit à compliquer toutes les opérations de diffusion. Dans cet ancien cinéma de la rue McLemore, transformé en studio, et dont l'enseigne lumineuse que l'on a gardée, proclame que voici Soulsville (la ville de la musique Soul aux Etats‑Unis), les difficultés provinrent surtout des changements survenus dans l'organisation de la compagnie. Jusqu'à mai 1968, Stax était avant tout une compagnie de production enregistrant les matrices de disques que distribuait, à l'échelon national, la Compagnie Atlantic de New York, gigantesque organisation dans ce domaine de la musique soul, depuis l'avènement du rhythm and blues dans les années 50. Etant donné les conventions qui liaient Stax et Atlantic, la société Stax pouvait se dispenser de s'occuper de tous les détails inhérents à la distribution commerciale des disques. Son rôle principal était de trouver des artistes, de leur fournir le matériel nécessaire et de les faire enregistrer avec les musiciens appropriés, sans s'occuper de la commercialisation des enregistrements. Mais au début de 1968, lorsque la Compagnie des disques Atlantic fusionna avec la Warner Brothers‑Seven Arts, Stax décida de se séparer d'Atlantic et de faire cavalier seul. Dans le monde complexe des grosses affaires, il est difficile à une petite compagnie indépendante de survivre. En conséquence, pour s'éviter des déboires, Stax se laissa absorber par Gulf & Western, un des grands consortiums qui comprend notamment les films Paramount. Toutefois, quoique englobé dans une firme qui avait déjà tout un fonds disponible, Stax continua à fonctionner d'une façon plus ou moins indépendante tout en jouissant de la possibilité de se servir du matériel musical provenant des autres compagnies englobées aussi dans le consortium Gulf & Western.

 
Ce nouvel arrangement a pu résoudre nombre des problèmes posés par l'indépendance de Stax, mais pas tous. Effectivement des services qui au départ étaient peu développés, comme la vente, la promotion et la publicité ont dû être renforcés. En même temps des services entiers ont été créés pour travailler en étroite liaison avec les distributeurs et pour jeter les bases pour l'établissement d'un département international. De plus, ces changements durent être effectués pendant que la compagnie Stax continuait à s'occuper de son domaine le plus important : l'enregistrement de la musique. On rechercha sans cesse du matériel musical neuf et de nouveaux artistes, tandis que les artistes déjà établis étaient tenus à maintenir leur réputation dans un domaine où le goût du public peut changer d'un jour à l'autre. On fit de gros efforts pour produire de nouveaux albums ainsi que les 45 tours simples, ces derniers constituant un des facteurs les plus importants dans la marche d'une telle entreprise. En effet, tous les albums, produits auparavant par Stax, y compris ceux d'Otis Redding étaient devenus la propriété de la Compagnie Atlantic lorsque les deux compagnies se séparèrent. De toute façon Stax a conservé beaucoup d'excellents artistes, et leur catalogue, quoique moins important que celui de Motown ou que celui d'Atlantic, constitue un véritable annuaire des artistes soul : Booker T. and the M.G.'s avec Steve Cropper, une vedette de la guitare à part entière ; les
Staple Singers, un groupe familial orienté vers la musique soul et les folk‑songs et qui pratique toujours largement les gospel songs, leur musique d'origine ; Johnnie Taylor dont le succès enregistré en 1969 Who's making love (Qui flirte ?) s'est vendu à un million d'exemplaires ; Carla Thomas, Albert King, Eddie Floyd, William Bell, Judy Clay et bien d'autres. D'autre part, Stax a sous contrat un nombre considérable de ces artistes communément décrits comme ayant du soul pur. Et c'est là que réside l'atout majeur de Stax si l'on s'en tient aux tendances actuelles.

 

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