Comme le faisaient autrefois les musiciens
américains qui se rendaient en Europe pour s'imprégner de la culture
classique à sa source, leurs modernes homologues, qui battent la mesure du
pied et font claquer leurs doigts, vont maintenant à Memphis pour
enregistrer. En fait, c'est une culture toute différente que ces derniers
cherchent, car Memphis (Tennessee) a eu longtemps la réputation d'être la
patrie du blues. De nos jours, la qualité purement «funky» est recherchée à
la place du ton cultivé et ce qui vous «prend aux tripes» prime les
sonorités raffinées. Le flûtiste de jazz,
Herbie Mann, a pris son instrument
d'argent pour aller enregistrer à Memphis avec les musiciens du cru. Les
Beatles, de leur côté, ont depuis longtemps exprimé leur désir d'en faire
autant.
Dionne Warwick l'a fait,
Wilson Pickett
s'y rend régulièrement et, au début de 1969, le bruit courut que
Duke Ellington,
incarnation du raffinement dans la musique syncopée, projetait d'y
enregistrer un disque.
Mais pourquoi Memphis et pourquoi maintenant ? Après tout, Memphis, malgré
ses légendes, n'est qu'une ville d'importance moyenne, peuplée de moins de
500 000 habitants, fort éloignée des gratte‑ciel de Madison Avenue, où l'on
jongle avec l'argent, et encore plus éloignée des palaces ombragés de
palmiers des nouvelles cités en stuc de la côte ouest. Il y a plus de 50 ans
que W.C. Handy a immortalisé la vie secrète et nocturne de cette cité par un
blues et déjà quinze ans que Elvis Presley, un enfant venu de Memphis, a
conquis de haute lutte sa renommée. De nombreux chanteurs de blues célèbres
comme John Lee Hooker, Muddy Waters, Howlin' Wolf et B. B. King sont passés
par Memphis, mais n'y sont pas restés, tandis que celui qui tire son surnom
de la ville, Memphis Slim, a suivi une glorieuse trajectoire qui l'a mené
tout droit à Paris. Aretha Franklin y a vu le jour, mais le monde de la
musique n'entendit parler d'elle que lorsqu'elle fut installée depuis
longtemps à Detroit. A vrai dire Memphis ne représente guère les
caractéristiques qu'on s'attend à trouver dans un centre d'activités
culturelles.
Cependant cette ville s'avère comme telle, et une des raisons de cette
situation réside dans sa renaissance relativement récente en tant que
productrice importante d'un genre éminemment commercial appelé la musique «SOUL». Ces dernières années, lorsque la firme Motown qui fut pendant les
années 60 le principal promoteur de la musique « soul », se mit à orienter
plusieurs de ses artistes vers une musique plus brillante, plus délurée, plus
pop, de façon à plaire à un public plus étendu, les promoteurs de musique de
Memphis flairèrent une tendance nouvelle et se mirent à fournir au public une
musique plus «funky» ‑ quoique j'insiste sur le fait que les
Supremes et
les
Temptations
soient parfaitement capables de retrouver cette atmosphère
quand ils le veulent. Et de nos jours les promoteurs de musique de Memphis
ont pu se rendre compte que leur intuition était juste, qu'ils ont gagné leur
pari, car ce que l'on appelle la musique de Memphis se vend fort bien et
l'enjeu du pari c'est l'argent.
Le grand succès d'un disque appelle le grand succès de l'artiste qui l'a
enregistré et les compagnies de disques feront des pieds et des mains pour
réunir les qualités spéciales qui rendront leurs produits commerciaux.
Comme l'a dit Phil Strassberg, le manager d'un groupe de chanteurs connus
appelé
Anthony and the
Imperials, a dit en 1967, avant que cet engouement
n'ait atteint son point culminant :
«Même le marché de la télévision dépend du grand succès d'un disque. Le
talent est devenu secondaire, ce qui compte c'est de figurer aux premières
places de la liste des hit parades. Si vous y figurez votre disque y prend
place dès qu'il sort, mais si votre nom n'y figure pas... c'est difficile de
lancer le disque. Le lancement c'est ce qui fait tout marcher.»

Donc le groupe
Anthony and the Imperials qui figurait en très bonne place sur
les listes de hit parades, lorsqu'ils sortirent Goin'out of my Head
(sortant de mon esprit) et Hurt so bad (Ça me fait si mal), avait
traversé une mauvaise période et n'avait pas été cité depuis longtemps, de
sorte qu'ils tablaient sur leur passage dans des cabarets pour ne pas être
oubliés du public. L'aventure arrivée à Anthony and the lmperials montre bien
que, par‑dessus toute chose, l'industrie du disque, de nos jours, donne lieu
à une compétition intensive, une véritable lutte pour la vie et dont les
objectifs changent constamment, ce n'est pas tellement la qualité artistique
qui prime, mais le profit. Les artistes de Memphis et les musiciens qui
enregistrent avec eux, du fait qu'ils réussissent bien, font «manger de la
vache enragée» aux autres.
Jones Cortese, journaliste, spécialiste des questions économiques du
quotidien Memphis Commercial Appeal fit observer en 1968, que les
firmes de disques de la ville avaient fait pour 20 millions de dollars
d'affaires l'année précédente et escomptaient atteindre le chiffre de 30
millions de dollars en 1969 ‑ une sacrée somme pour une ville de cette
importance, dont le principal revenu était le coton. Cortese faisait remonter
la réussite financière de Memphis à l'action de
Sam Phillips, qui s'occupait
de productions commerciales pour la radio et la télévision et qui a toujours
été considéré comme le père de l'industrie du disque à Memphis. Phillips, qui
abandonna par la suite l'industrie du disque, avait gravé sous son étiquette
Sun, en 1953, les premiers enregistrements d'un disque jockey se doublant
d'un chanteur soul. Il s'agissait de Rufus Thomas. L'année suivante, il
enregistrait les premiers disques d'Elvis Presley. De nos jours, tandis que
la firme Phillips est toujours en pleine activité, d'autres firmes se sont
jointes à elle, notamment
Goldmark,
Hi et
Stax. La firme Stax a pris un essor
considérable car elle a sorti les enregistrements du regretté Otis Redding.
Quelques mois après la mort de Redding, en décembre 1967, Robert Shelton du
New York Times souligna l'importance du disparu :

«Redding n'était pas à vrai dire un novateur dans le domaine de la musique
soul, mais était certainement un de ses plus grands représentants. On peut le
considérer avec Ray Charles et James Brown comme un des talents les plus
éclatants parmi les chanteurs soul de notre époque. Pendant la dernière année
de sa carrière, Otis Redding a symbolisé un véritable transfert de la
suprématie de la musique populaire des Noirs, de Detroit, ville où cette
suprématie était depuis longtemps établie, à Memphis, où cet art populaire
était plus près de sa source.»
La Compagnie des disques Stax, qui se targue d'avoir découvert plusieurs
artistes de la musique soul, produit à elle seule plus de la moitié des
revenus de l'industrie du disque à Memphis. Son développement est typique de
la croissance rapide que l'on peut constater aujourd'hui dans l'industrie du
disque et qui a amené une fortune rapidement acquise à tant d'hommes
d'affaires. Comme pour la plupart de ces firmes, les Blancs font marcher
l'affaire tandis que la majorité des artistes est noire.
Jim
Stewart & Estelle
Axton

La façon dont la firme
Stax a été conçue remonte à 1956 un caissier, qui se
doublait d'un violoniste amateur, du nom de
Jim Stewart, après que ses offres
de services eussent été refusées par Sam Phillips, essaya de graver des
disques de musique folklorique et populaire dans un studio de fortune. Il
s'agissait en fait d'un garage, et son associé dans cette entreprise de
fortune, Fred Bylar, était un disc‑jockey. Plus tard, Stewart devait avouer :
«Nous avons sorti des choses innommables.» Quoiqu'il obtînt un diplôme de
direction commerciale à l'université de Memphis et fait des études de droit,
Stewart commença à rencontrer des difficultés lorsqu'il voulut passer de la
théorie à la pratique. Ses premiers efforts échouèrent complètement et il
perdit près de dix mille dollars. Bylar lâcha bientôt l'affaire, mais Stewart
s'entêta. Il bénéficia de l'aide de sa soeur, Mme
Estelle Axton, qui
hypothéqua sa maison, ce qui leur permit d'acheter en 1960, un appareillage
pour enregistrement de la marque Ampex pour deux mille cinq cents dollars.
Ils recherchèrent un studio et firent une bonne affaire, en acquérant une
ancienne salle de cinéma située rue McLemore, au coeur du quartier noir. Tout
ce quartier foisonnait de musique et de talents latents ou cachés. Parlant de
cette époque, Stewart avoue : «Nous ne savions même pas ce qu'était le
rhythm and blues. Il s'est trouvé que nous avions atterri dans un quartier
habité par des gens de couleur.» Pour pouvoir tenir le coup Stewart continua
à travailler à la banque, tandis que sa soeur ouvrait une boutique de disques
à côté du nouveau studio.
Le destin s'était déjà montré favorable quant au choix de l'emplacement de
leur studio, et la chance leur sourit encore dans les événements qui
suivirent. Peu de temps après la malheureuse affaire qui leur avait coûté dix
mille dollars,
Rufus Thomas, ce même disc‑jockey qui avait enregistré des
disques pour Phillips, vint au studio de Stewart, avec sa fille Carla âgée de
17 ans. Stewart et sa soeur décidèrent de tenter un grand coup en
enregistrant « Cause I love you » (Parce que je t'aime) la version de
Rufus Thomas. Ils vendirent trente mille de ces disques, chiffre dépassant de
loin toute leurs espérances, et nos producteurs novices commencèrent à
réviser leurs idées au sujet de « cette musique ».
Rufus Thomas devait plus
tard connaître la renommée de sa version de Walkin'the dog (En
promenant le chien). Sa fille
Carla Thomas,
étudiante, plus tard, en littérature anglaise à l'Université Howard de
Washington s'est vu conférer le titre de «Reine de la musique soul de
Memphis».

Donc voici pour le premier succès. Le suivant se produisit en 1961, lorsqu'un
groupe d'adolescents blancs qui se faisaient appeler
The Markeys enregistra
un air de rock"n"roll intitulé Last Night (La nuit dernière). On en
vendit cinq cent mille. Fait d'importance, un des membres du groupe des
Markeys était un jeune guitariste du nom de
Steve Cropper, originaire des
monts Ozark dans le Missouri. Quoique Cropper eût baigné pendant toute son
enfance dans les flonflons de Grand Ole Opry, le «show»
country and western classique de l'Ouest émis par la radio, il était
néanmoins prêt à accueillir les sons nouveaux et avait en plus un énorme
talent naturel. Steve, à l'Université de Memphis, avait opté pour un diplôme
de technicien et il travaillait à mi‑temps au studio de Stewart, apprenant
les techniques de l'enregistrement. Au même moment, un jeune étudiant de
couleur, âgé de seize ans,
Booker T. Jones, fort doué pour la musique, se mit
à fréquenter le studio. Il savait jouer du piano et pouvait même maîtriser
n'importe quel instrument. Booker joua notamment avec Steve dans un orchestre
de studio pour accompagner Rufus Thomas. Un jour Booker s'amusait à jouer de
l'orgue, Steve l'accompagnait à la guitare, et deux autres musiciens
s'étaient joints à eux, lorsqu'ils se mirent à improviser un petit riff très
prenant. Stewart insista pour qu'ils l'enregistrent. C'était peut être là, la
décision la plus importante que Stewart ait prise dans sa vie. Ce morceau
était si funky qu'ils l'appelèrent
Green Onions (oignons verts). Il
s'en vendit un million d'exemplaires en 1962. Ce disque contribua à conférer
une renommée nationale au quartette appelé
Booker T. and The M.G.s, groupe
qui en 1967 remporta un oscar du Billboard en tant que meilleur groupe
instrumental du pays faisant perdre à Herb Alpert and the Tijuana Brass sa
place prépondérante. La firme Stax faisait vraiment son chemin.

45t EP français Atlantic 222010
Ce fut aussi en 1962 qu'un service de relations publiques d'Atlanta téléphona
à Stewart lui demandant si cela l'intéresserait d'enregistrer un orchestre
venant de Macon et fort prisé dans les Universités de cette région. Stewart
accepta de faire un essai. L'orchestre
Johnny Jenkins n'aurait peut-être
laissé aucun souvenir, n'eût été la présence du chauffeur qui avait conduit
leur car de Macon à Memphis. Son nom : Otis Redding. Le journaliste Van
Gordon Sauter a évoqué l'arrivée d'Otis à Memphis: d'après Stewart, dit‑il :
«C'était un garçon de la campagne timide, qui ne parlait guère. Les
musiciens le chargeaient de commissions comme : "Otis va nous chercher à
manger", ou d'autres choses de ce genre.» Toujours d'après Stewart : «Après
que l'orchestre eut enregistré, quelqu'un suggéra de donner une chance à Otis
et de le laisser chanter. Redding se lança dans un de ces " trucs ", comme "Heh,
heh Baby" et Stewart fit remarquer : «Cela ressemble à
Little Richard et
le monde n'a vraiment pas besoin d'un autre Little Richard.» Alors quelqu'un
d'autre suggéra qu'Otis chante quelque chose sur un tempo lent. Il chanta
These arms of mine ( Ces bras qui sont miens).
« Et personne n'a trouvé que ça "cassait des barres ". »
Fort heureusement le public réagit différemment. Les gens ne se bousculèrent
pas à vrai dire pour acheter son premier disque, mais, petit à petit, cet
enregistrement se vendit fort bien, d'abord dans la région, puis ensuite dans
tout le pays. Il en fut de même quant au succès d'Otis dont le chant sortait
du coeur, exprimant chaque nuance, que ce soit la joie ou la peine, avec une
simplicité qui n'excluait pas la subtilité.

Redding avait toujours voulu être un chanteur. Il composa énormément pendant
les cinq années que lui restaient à vivre, interprétant son propre
répertoire, écrivant aussi pour les autres chanteurs ‑ ainsi Respect qui fut
pour
Aretha Franklin un des éléments de son immense succès et un des facteurs
de sa triomphale réussite. C'est grâce à l'esprit qu'insuffla Otis que la
firme Stax, ou Stax Volt, son nom à l'époque, put se mesurer avec les plus
importantes compagnies de l'époque. Cependant l'expansion de la firme Stax
tendit à compliquer toutes les opérations de diffusion. Dans cet ancien
cinéma de la rue McLemore, transformé en studio, et dont l'enseigne lumineuse
que l'on a gardée, proclame que voici Soulsville (la ville de la musique Soul
aux Etats‑Unis), les difficultés provinrent surtout des changements survenus
dans l'organisation de la compagnie. Jusqu'à mai 1968, Stax était avant tout
une compagnie de production enregistrant les matrices de disques que
distribuait, à l'échelon national, la Compagnie
Atlantic de New York,
gigantesque organisation dans ce domaine de la musique soul, depuis
l'avènement du rhythm and blues dans les années 50. Etant donné les
conventions qui liaient Stax et Atlantic, la société Stax pouvait se
dispenser de s'occuper de tous les détails inhérents à la distribution
commerciale des disques. Son rôle principal était de trouver des artistes, de
leur fournir le matériel nécessaire et de les faire enregistrer avec les
musiciens appropriés, sans s'occuper de la commercialisation des
enregistrements. Mais au début de 1968, lorsque la Compagnie des disques
Atlantic fusionna avec la Warner Brothers‑Seven Arts, Stax décida de se
séparer d'Atlantic et de faire cavalier seul. Dans le monde complexe des
grosses affaires, il est difficile à une petite compagnie indépendante de
survivre. En conséquence, pour s'éviter des déboires, Stax se laissa absorber
par Gulf & Western, un des grands consortiums qui comprend notamment les
films Paramount. Toutefois, quoique englobé dans une firme qui avait déjà
tout un fonds disponible, Stax continua à fonctionner d'une façon plus ou
moins indépendante tout en jouissant de la possibilité de se servir du
matériel musical provenant des autres compagnies englobées aussi dans le
consortium Gulf & Western.
Ce nouvel arrangement a pu résoudre nombre des problèmes posés par
l'indépendance de Stax, mais pas tous. Effectivement des services qui au
départ étaient peu développés, comme la vente, la promotion et la publicité
ont dû être renforcés. En même temps des services entiers ont été créés pour
travailler en étroite liaison avec les distributeurs et pour jeter les bases
pour l'établissement d'un département international. De plus, ces changements
durent être effectués pendant que la compagnie Stax continuait à s'occuper de
son domaine le plus important : l'enregistrement de la musique. On rechercha
sans cesse du matériel musical neuf et de nouveaux artistes, tandis que les
artistes déjà établis étaient tenus à maintenir leur réputation dans un
domaine où le goût du public peut changer d'un jour à l'autre. On fit de gros
efforts pour produire de nouveaux albums ainsi que les 45 tours simples, ces
derniers constituant un des facteurs les plus importants dans la marche d'une
telle entreprise. En effet, tous les albums, produits auparavant par Stax, y
compris ceux d'Otis Redding étaient devenus la propriété de la Compagnie
Atlantic lorsque les deux compagnies se séparèrent. De toute façon Stax a
conservé beaucoup d'excellents artistes, et leur catalogue, quoique moins
important que celui de Motown ou que celui d'Atlantic, constitue un véritable
annuaire des artistes soul : Booker T. and the M.G.'s avec Steve Cropper, une
vedette de la guitare à part entière ; les
Staple Singers, un groupe familial
orienté vers la musique soul et les folk‑songs et qui pratique toujours
largement les gospel songs, leur musique d'origine ;
Johnnie Taylor dont le
succès enregistré en 1969 Who's making love (Qui flirte ?)
s'est vendu à un million d'exemplaires ; Carla Thomas,
Albert King,
Eddie Floyd,
William Bell,
Judy Clay et bien d'autres. D'autre part, Stax a sous
contrat un nombre considérable de ces artistes communément décrits comme
ayant du soul pur. Et c'est là que réside l'atout majeur de Stax si l'on s'en
tient aux tendances actuelles.