Dans peu d'endroits trouve‑t‑on cette sorte de
remue‑ménage constant, ces interminables coups sourds, choses qu'on perçoit
dans une compagnie de disques qui abritent ses studios dans le même immeuble.
C'est ainsi chez Stax où les visiteurs et le personnel doivent entrer par la
porte de derrière en passant par un parking parfois boueux. Le vieux cinéma a
bien changé depuis les premiers, temps, il s'est étendu dans toutes les
directions, faisant siens le magasin de disques qui avait attiré quelques‑uns
des futurs artistes, une blanchisserie et de nombreux établissements aux
alentours. De souriantes réceptionnistes à la peau brun clair vous
accueillent aux portes, et l'on vous fait asseoir dans une antichambre
confortable jusqu'à ce que la personne avec qui vous aviez rendez‑vous vienne
vous chercher.
Deanie Parker, une ancienne
chanteuse de vingt‑trois ans, dirige le service de promotion. Sa secrétaire,
une autre jeune femme souriante, vous escorte à travers des corridors sans
fenêtres, de véritables labyrinthes, flanqués de bureaux insonorisés, meublés
dans le style le plus moderne. D'épais tapis concourent avec les panneaux
d'insonorisation à absorber le bruit des pas, qui même sans les tapis, aurait
été inaudible, à cause des bruits rythmés venant de toutes les directions ‑
de nouveaux airs que l'on essaie dans le studio, ou que l'on entend joués
dans la cabine de son.
Otis Redding, Jim Stewart, Estelle Axton,
Deanie Parker
Un homme grand, brun de peau, jeune d'apparence malgré sa calvitie, dans un
costume chatoyant d'une couleur violacée, marche avec confiance et nous
dépasse. Il escorte une jeune fille à la peau brune, qui porte une veste
ébouriffée, en « fourrure » de laine et une
perruque orange. Elle marche avec un tel air de grandeur surfaite que l'on
s'aperçoit immédiatement que c'est un espoir du chant en recherche
d'audition. L'homme, c'est
Isaac Hayes, un compositeur de chansons et aussi
un chanteur qui a collaboré avec David Porter pour créer quelques‑uns des
plus «chouettes» tubes soul des années 60, et
parmi ceux‑ci Soul Man (L'Homme qui a du soul) et Hold on,
I'm Coming (Tiens bon, j'arrive) qui rendit le
duo soul de
Sam Moore
et
Dave Prater célèbre dans tout le pays. D'autres
personnes passent devant moi, la plupart ont leurs visages illuminés par
l'attente pleine d'espoir du grand moment de leur vie ‑ qui pourrait être
vraiment le formidable. Ils sourient tous ou font un signe de tête poli à
tous ceux qu'ils rencontrent.
Tous semblent pleins d'excitation et d'anticipation qu'ils en emplissent
l'atmosphère dans laquelle ils se meuvent. Aujourd'hui c'est leur jour et ils
le savent. Et l'on est content que ce jour soit finalement arrivé, car
presque tous sont beaux dans l'espoir qu'ils portent d'une façon si évidente.
Deanie Parker travaille inlassablement dans son bureau insonorisé, sans
fenêtre. Sa fonction comprend l'édition d'un mensuel appelé
STAX
FAX qui est
envoyé gratuitement à toute publication ou critique spécialisés dans la
musique ; l'analyse de photocopies d'articles découpés par un service
national, genre Argus de la Presse, afin de s'assurer si les artistes de chez
Stax ont leur compte de publicité; la rédaction et l'envoi d'articles ;
l'organisation d'interviews par téléphone et la solution éventuelle des
problèmes personnels des artistes. Elle s'occupe des shows au bénéfice
d'oeuvres charitables qui amèneraient de la publicité par la presse ;
organise des «journées» de publicité ou des «programmes» pour promouvoir
la musique de Stax, elle cherche de nouvelles idées pour des pochettes de
disques et s'inquiète de trouver le genre nouveau d'enregistrements à
essayer. De toute façon, elle trouve le moyen d'envoyer des remerciements
personnels à quiconque écrit quelque chose sur un artiste de chez Stax. Elle
est, de plus, pleine d'enthousiasme quand elle rencontre une personne
inconnue d'elle, mais capable de faire connaître le nom de la firme pour
laquelle elle travaille. Elle fait faire le tour de la maison, descendant des
corridors encore plus tortueux, et finalement, vous fait passer dans une
pièce où un homme solitaire aux cheveux roux s'assoit au fin bout d'un plan
incliné, coiffé d'un chapeau de cow‑boy, à larges bords. Il remue la tête
couronnée de longues boucles au rythme de la ligne de basse qu'il improvise
sur sa guitare basse.
Jo Bridges et Deanie Parker
Nous sommes dans le studio principal et le musicien solitaire, c'est
Duck
Dunn qui est arrivé bien en avance pour une séance d'enregistrement prise à
dix heures du matin. Par respect pour tout ce qui est artistique et travail,
Deanie referme la porte, contourne encore un autre coin, et va jusqu'à une
autre pièce où se trouve un piano demi‑queue dans un état pitoyable ! Bizarre
parmi tous les autres battant neuf.
Ici c'est
le bureau de Porter et Hayes. Deanie Parker explique comment les noms de tous
les artistes qui sont passés chez Stax sont inscrits quelque part sur ce
piano. Ceux par exemple de
Sam and Dave
ou Carla Thomas sont bien connus,
mais l'on doit faire des efforts de mémoire pour d'autres. Deanie Parker se
rappelle être venue à Stax, encore adolescente, avec des aspirations de
chanteuse, et la certitude qu'elle allait «tuer tout le monde tellement elle
avait de talent».
«J'étais si persuadée que j'étais extraordinaire, je suis même venue ici
avec mon propre orchestre. J'ai enregistré un disque et je ne sais pas ce
qu'il est devenu. Je ne veux pas le savoir. Mais bientôt, après, je commençai
à travailler ici. C'était vraiment quelque chose à ce moment‑là. Il fallait
tout faire, et j'ai même écrit des chansons, quoique je n'en aie jamais écrit
de ma vie. On écrivait une chanson sur n'importe quel sentiment plus ou moins
ressenti. Je sais qu'un matin, sortant d'un taxi, pour venir à mon travail,
je me suis sentie tellement déprimée que je suis allée droit à ce vieux
piano, et j'ai tout mis dans une chanson.» Ses
efforts en tant que compositeur de chansons, n'étaient pas si vains car elle
gagne encore des royalties, et l'une d'elle Give me
Enough to Keep me Going (Donne‑moi assez pour que je continue à
vivre) est une chanson fort connue que chante
Carla Thomas.
Ron Capone (à droite)
Il est bien dix heures passées maintenant et une grande activité se manifeste
dans le studio. En haut d'un escalier dans une cabine, qui est la cabine du
son
Ron Capone, l'ingénieur du son, qui se dit un très, très lointain parent
du très bien connu AI Capone, chatouille les boutons de sa console. Il
s'offre obligeamment à donner pendant cinq minutes une explication très
condensée sur les procédés d'enregistrement, démontrant la façon dont on
enregistre des pistes pour chacun des nombreux instruments pour former un
accompagnement musical, bien avant que la piste sur laquelle est enregistrée
la voix du chanteur soit superposée. Avec son équipement à huit pistes encore
récent, Stax peut sélectionner les meilleures parties de toutes les prises
instrumentales et vocales, y ajoutant des instruments ou les supprimant
lorsque le producteur a fait son choix, afin de produire une bande qui
comprend finalement tous les différents composants avec une « balance
» convenable. Des instruments à vent peuvent être
ajoutés, ou supprimés, des cordes peuvent être incluses si on le désire, une
faute faite par un musicien sur une prise, bonne par ailleurs, peut être
remplacée par une section parfaite d'une autre bande. Cette méthode qui
consiste à mettre dans la balance désirée toutes les prises différentes est
appelée mixage, c'est un procédé courant dans l'industrie du disque. Excepté
pour des enregistrements pris sur le vif, comme lorsque Albert King
enregistra au Fillmore Auditorium de San Francisco, l'artiste principal n'est
même pas présent lorsqu'on enregistre l'accompagnement.
Nous sommes le jour où des pistes doivent être enregistrées pour un nouveau
disque de
Johnnie Taylor, l'artiste qui chantait du gospel autrefois et qui
remplaça le regretté Sam Cooke dans un groupe de Gospel appelé les
Soul‑Stirrers. On ne peut le trouver nulle part.
En bas, dans le studio à pente, d'autres musiciens entrent petit à petit pour
rejoindre
Duck Dunn qui continue à se trémousser en rythme.
Steve Cropper
arrive, maigre et beau avec des traits si bien découpés qu'un auteur le
compare à un danseur espagnol. Il fait un signe de tête en silence à Duck, et
tout de suite se met à accorder sa guitare, se penchant tout près de la
sortie du son de son amplificateur. Il semble se couper du monde entier et il
n'existe plus pour lui que la promesse de la musique qu'il va produire. Un
jeune homme, petit, avec une figure brun clair aux traits de chérubin, entre
portant une guitare. Il bavarde avec une jeune fille mince, brune de peau, et
aux cheveux longs, appelée Betty Crutcher. C'est
Raymond Jackson, un compositeur faisant partie du personnel de la maison.
Donald "Duck" Dunn & Isaac Hayes en arrière plan
Il est maintenant onze heures bien passées, mais il ne semble pas y avoir de
temps fixé. Quelques riffs se chevauchent et
s'entrecroisent, les musiciens essaient des «trucs», pour le moment et
s'écoutent seulement. Un jeune homme épais, aux cheveux frisés travaille de
longues phrases et des passages genre gospel sur un piano électrique. C'est
un compositeur producteur de Motown, qui n'est pas censé être là, mais est
venu pour faire le boeuf avec des amis, incognito. Soudain, une attitude «chacun à ses affaires» semble s'emparer de tous,
car voici que le producteur de l'enregistrement est arrivé. Don Davis, un
homme brun clair aux cheveux courts avec l'air d'avoir des soucis pleins la
tête, travaille avec Stax depuis moins de six mois. Il a déjà produit le tube
extraordinaire de
Johnnie Taylor Who's making
love (Qui flirte ?).
Davis semble soucieux, il ne sourit pas, et, et semble n'avoir jamais joui
d'une seule nuit de repos depuis son arrivée à Memphis, en tant que
producteur indépendant.
Il s'assied à un piano de couleur ivoire aux pieds inégaux, ceci rendu encore
pire à cause du parquet en pente, fume nerveusement une cigarette et essaie
des accords pour une nouvelle chanson intitulée Because your love is gone
(parce que ton amour est parti). Cropper écoute avec soin, note que le
rythme est peut‑être du 7/4 et dit : « J'aime tout ce qui est différent. Oui.
C'est nouveau. » Davis continue ses essais au piano, l'expression de son
visage portant une barbe d'un jour au moins, devenant de plus en plus
soucieuse avec chaque phrase. AI Jackson dont le bouillonnement intérieur est
si intense qu'il est au‑delà de tout souci, entre comme en rêve, monte
jusqu'au minuscule podium où est installée sa batterie et commence à
travailler l'accompagnement, tandis que
Don Davis s'agite au piano et que
Steve se met à jour avec eux. Le producteur incognito de Motown donne son
avis, tandis que Duck Dunn opine du chef, joue quelques fausses notes mais
vite les corrige et ne recommence pas ses erreurs. Raymond Jackson fait des
accords sur sa guitare et commence à chanter la mélodie. De temps en temps
les musiciens présents lancent un coup d'oeil à une feuille de papier sur
laquelle sont annotés les accords de base. Tout est très relax, et tout se
passe dans ce studio au parquet incliné, où des instruments, pour le moment,
sont laissés par terre, et des boîtes de conserve de maïs éclaté, vides,
portant des traces de cendre de cigarettes, ornent toutes les surfaces
planes. Le compositeur incognito de Motown, confie qu'à son avis les grands
musiciens soul jouent, comme lui‑même, d'oreille : «Ils ont une liberté pour
créer leur atmosphère par rapport à ceux qui lisent la musique. Ils sont
menés par: "Ceci sonne comme il faut, au lieu de ceci est ce qu'il faut". et
il ajoute « on peut voir ça chez des gens fantastiques comme
Ray Charles et
Stevie Wonder
qui sont aveugles et ne peuvent donc pas lire la musique et pourtant, ils
peuvent vraiment la "jouer".»
Après tous ces essais, les gars se mettent à jouer. Il y a le son lourd et
les pulsations régulières de la basse électrique qui marque le rythme d'une
façon presque excessive pour souligner le son aigu de la guitare imitant la
voix humaine, les paroles chantées délibérément très bas par le compositeur
de la mélodie, Homer Banks, qui ne sera pas finalement le chanteur, mais sent
tellement la musique que tout le monde se donne à fond et tous bougent leurs
corps d'avant en arrière. La seule chose importante semble être qu'ils
s'amusent beaucoup et adorent ce qu'ils font.
Don Davis qui petit à petit se relaxe crie tout fort les accords qui auraient
pu être mal interprétés à chaque point critique : «Faites là un fa dièse
diminué... faites là un sol». Il rentre si
profondément dans son propre jeu qu'il rit un peu et crie aux autres : « Je
crois que j'ai le meilleur rendement ici. » (Il
peut le faire puisque rien de ce qu'il fait ne sera entendu sur les pistes.)
«Je veux simplement que vous sachiez tout ce que je fais ici.»
Ron Capone
descend l'escalier de sa cabine du son et vient constamment mettre et
remettre en place les microphones pour chaque instrument. Il regarde aussi
dans l'ouverture béante que forme le haut du piano ouvert et où se trouve
aussi un microphone. Toutes sortes de gens entrent et sortent, aimant ce
qu'ils entendent car ils secouent leurs têtes en rythme.
Eddie Floyd dont le tube Knock on Wood
(tapez sur du bois) enregistré à peu près de la même façon entre et ressort.
C'est un jeune homme grand, à la figure carrée qui réagit à la saveur gospel
de la mélodie et semble l'identifier à son passé ; il chantait alors dans un
groupe de gospel appelé les
Falcons. Constamment
quelqu'un émet un avis et quand ils sont pertinents, Davis hurle «on garde
ça !» Ils recommencent une fois, deux fois, trois fois, inlassablement. Le
résultat final n'est jamais tout à fait le même et chaque élément commence à
prendre forme. Alors Don fait signe à Capone qu'ils sont prêts à faire
quelques prises de son. AI Jackson donne le tempo, comptant dans le temps
voulu, « Un, deux... un, deux, trois, quatre ». Tout semble se mettre en
place et le chaos devient cohésion. Plusieurs fois de suite ils enregistrent
la même chose ; et aucune prise n'est identique à la précédente.
Eventuellement ils ont épuisé tout autre possibilité.
D'autres personnes encore entrent et ressortent et
Booker
T. se coule sur le plateau comme une panthère noire. Il va trouver Steve Cropper pour vérifier le planning de la cabine du son car il voudrait faire
un mixage pour l'une de ses productions et veut faire sa demande le plus tôt
possible afin de s'assurer de la cabine pour son mixage, car elle semble
toujours occupée par quelqu'un.
Steve Cropper et Don Davis
Les musiciens disponibles et
Davis commencent un autre morceau et quelqu'un
crie « Comment s'appelle ce morceau ? Davis répond une voix enrouée : «I
had a fight (je me suis battu).» Il y a quelque chose dans ce morceau
qui vous rappelle ces services du dimanche matin, de la Sanctified Church qui
vous nettoient bien l'âme. Et un esprit de jubilation débridée s'empare de
chacun dans cette pièce, tandis que toutes les têtes marquent à l'unisson le
rythme et tous les pieds ne font plus qu'un seul battement exultant. Le
morceau est «chouette» et tout le monde le sait, cela n'a pas été une
question de travail, mais une manifestation d'expression personnelle.
Tout ceci a
duré plusieurs heures déjà, quoique personne ne semble le remarquer ; tous
les téléphones sonnent rageusement dans tous les bureaux, tandis que AI
Jackson commente avec une extrême concision : «les bonnes femmes». Il monte
vite les degrés jusqu'à la cabine du son pour entendre quelques minutes du
mixage que Capone fait d'un enregistrement d'Albert King, dont il est le
producteur et après avoir entendu une plage particulièrement bonne, il donne
ce conseil à Capone : «On va la laisser telle quelle, ce n'est pas la peine
de la rendre trop funky. C'est ainsi que ça a eu le plus de succès.»
Du studio, momentanément vide, une des secrétaires crie à Capone, par la
fenêtre de la cabine du son, qu'il a une visite : une petite fille énergique,
d'à peu près trois ans, court, en glissant un peu sur la pente du studio,
monte l'escalier de la cabine du son, suivie par une jeune femme potelée qui
de toute évidence est sa mère.
«C'est la femme de Ron » dit AI Jackson. « Elle est venue ici et a amené la
petite pour le voir. Nous rentrons chez nous si peu souvent que quelques‑unes
font ça de temps en temps.» Dans l'espace de
quelques minutes, Don Davis est dans la cabine du son, en même temps que la
femme de Ron. Il écoute encore les plages enregistrées tout à l'heure et
donne son avis sur ce qui devrait être fait.
De nouveau il fume nerveusement sa cigarette. Sa figure assez juvénile se
plissant en un visage prématurément vieilli tandis qu'il écoute et réécoute,
donnant son opinion définitive, avec circonspection. Lorsqu'il s'en va Capone
nous dit : «Don travaille lentement, mais il a tout pensé d'avance, et
réussit à obtenir ce qu'il veut. Il est un des grands producteurs.»
En moins
d'une demi‑heure, tous les musiciens sont de retour au studio et Don Davis
est à nouveau là aux commandes. Ils recommencent à travailler un morceau, et
Davis arrête tout pour s'écrier : «Raymond... Donne plus de volume au son,
et je voudrais entendre le "bridge" (pont) avec du vibrato sur le piano électrique ;
Steve, j'aimerais t'entendre faire la même chose que tout à l'heure sur le
bridge. Raymond, soutiens tes accords puisque Steve fait la même chose que
toi de toute façon. Vous êtes prêts à enregistrer ? Ça va!»
Le travail continue sans trêve au studio, mais la vie continue ailleurs. On
entend dire que Sam et Dave arriveront dans la nuit pour enregistrer, et
aussi qu'Albert King
est de passage dans la ville.