L’ÉQUIPE DE MEMPHIS
Le
succès du show Stax l'a confirmé : les artistes de R'n'B, les grands rockers
noirs ont maintenant un public jeune et enthousiaste qui réagit comme la
foule de Harlem.
Succès
éclatant pour le Stax Show du 21 mars qui attira et enthousiasma un public
très nombreux – plusieurs centaines de personnes ne purent obtenir de place
pour le deuxième concert ! – La preuve semble désormais faite qu’il est
maintenant possible en Europe (le Stax Show a fait un triomphe en Angleterre)
d’axer entièrement un spectacle sur le rhythm’n’blues ; à condition, bien
entendu, de ne pas vouloir abuser du public avec des artistes médiocres. Ce
n’était d’ailleurs nullement le cas ! Nous avons eu au contraire le privilège
d’entendre les vedettes Stax accompagnées sur scène par les musiciens même
qui jouent dans leurs enregistrements et qui, d’habitude, ne quittent jamais
Memphis. Le spectacle, tel que nous l’avons vu, ne s’est jamais produit ni à
New York, ni à Chicago.
Je
m’adresse à Jim Stewart, directeur de la firme Stax, un homme discret autant
qu’aimable:
–
Dites-moi, vous avez dû boucler votre maison pendant cette tournée ?
Tous vos principaux musiciens sont ici. Vous avez dû suspendre toutes vos
productions ?
– C’est
exact. C’est la première fois depuis que j’ai fondé Stax (il y a sept ans)
que j’ai tout arrêté. Otis Redding était revenu si emballé de son succès en
Europe au mois de septembre, que nous avons décidé de venir en masse cette
année. Cela fera mieux connaître certains de nos autres artistes. D’ailleurs
nous sommes tous très touchés par l’accueil chaleureux qu’on nous a réservé
par l’intérêt qu’on nous porte.
Cette
modestie et cette amabilité sont les traits qui me frappent chez cette équipe
de Memphis. Personne n’a la grosse tête, et pourtant ils savent bien la place
éminente qu’ils occupent sur le marché du disque
américain. Jerry Wexler, chef directeur artistique d’Atlantic et Tom Dowd,
chef preneur de son – deux noms que vous retrouvez au dos de tous les
microsillons Atlantic – sont également là. Deux piliers du métier du disque !
Intimidants ? Parlez leur des séances d’enregistrement et vous verrez que
vous avez affaire à de véritables fans !
PIQUER LES TUBES
Je leur
parle de Mickey Baker : «Quoi, il est là, à Paris ?». et aussitôt Tom saute
sur le téléphone pour dire de rappliquer illico à sa «grosse vieille brute»
d’ami ! Jerry Wexler s’explique :
- Mickey,
il me rappellera toujours ma première séance de Ray Charles à New York. Je
crois que jamais, en disque, il n’a aussi bien joué. D’ailleurs, toutes ces
anciennes séances de Ray Charles, quel souvenir inoubliable ! A vrai dire,
Ray m’a plus appris dans mon métier que tous les autres artistes réunis. Ray
était généralement en tournée avec son orchestre et , dès qu’il avait bien
rôdé un certain nombre de morceaux, il me téléphonait pour me dire qu’il
était prêt à enregistrer. Cela pouvait se passer à Miami, à la
Nouvelle-Orléans, n’importe où. Je n’avais qu’à prendre l’avion et nous nous
mettions au boulot. Tout était parfaitement au point ; Ray savait l’ambiance
qu’il fallait donner à chaque interprétation et donnait le tempo précis qui
convenait le mieux. Mon travail consistait strictement à enregistrer
convenablement ce que Ray avait préparé. Ray venait ensuite contrôler la
prise de son et nous discutions d’améliorations éventuelles.
- Ça
nous change bien des artistes d’aujourd’hui qui attendent qu’on leur
fournisse leur répertoire et qu’on leur explique par le détail comment
l’interpréter !
-
Oui, mais dans un sens, c’est explicable. Dans le temps, il n’était
pas rare que les artistes mettent au point leur nouveau répertoire en public.
Ils ne l’enregistraient qu’après en avoir éliminé les faiblesses. De nos
jours la concurrence est telle que l’artiste se verrait piquer ses tubes
avant d’avoir pu les enregistrer. Si l’on sent qu’on a un «gros truc», il
faut le mettre en boîte immédiatement et être les premiers à sortir le
disque. Ainsi, avec Aretha Franklin, pour préparer son premier disque
Atlantic, nous nous sommes «perdus dans la nature» pendant une dizaine de
jours afin de le mettre au point tranquillement et à l’abri des oreilles
indiscrètes. Cela demande évidemment des sacrifices financiers, mais quand
vous aurez entendu le résultat, vous conviendrez que le jeu en valait la
chandelle .
- Et
maintenant, vous n’êtes pourtant pas à Paris pour enregistrer le Stax Show ?
- Si,
précisément. Tom et moi sommes venus pour prendre les concerts de Londres et
de Paris. C’est un répertoire qui n’a pas encore été enregistré sur le vif et
nous espérons pouvoir en tirer un ou deux 30 cm.
COMME LES DISQUES
Otis et Hubert en arrière plan
Voici
quelques réflexions qui résument mes impressions lors des deux concerts de
l’Olympia. Comme à l’habitude, c’est le second qui chauffa le plus. Mis à
part quelques changements dans le répertoire, les deux spectacles se
déroulèrent dans le même ordre.
Présentés par Hubert, ce sont Booker t. & the MG’s qui
ouvrent le feu (Booker T.Jones à l’orgue, Steve Cropper
à la guitare, Duck Dunn à la basse et Al Jackson à la batterie). Que dire,
sinon qu’ils sonnent «comme sur les disques» ? C’est à dire formidables de
«relax» et de précision ! Comme je demandais à Steve Cropper, avant le
concert, s’ils allaient jouer «Big Train» il me répondit : «Oui mais cela va
poser des problèmes ; je suppose que le public voudrait réentendre exactement
le solo que je jouais dans le disque, mais comme nous n’avons pas l’habitude
de nous produire en concert, je ne m’en souviens plus du tout !»
L’addition de Wayne Jackson (trompette) et de Andrew Love et Joe Arnold (saxo
ténor) transforma les MG’s en Mar-keys. Ces deux noms de groupes n’existent
en fait pratiquement que pour les besoins des enregistrements, chacun étant
connu par son répertoire et ses tubes particuliers. Ainsi augmenté,
l’orchestre frappa davantage par son aisance et son swing que par des effets
fracassants. Excellents solos de ténor, beaucoup trop courts, hélas ! Le «showman»
inné de l’équipe, c’est certainement Duck Dunn : à chaque fois qu’il descend
dans le grave de son instrument, il fait la moue et roule de grands yeux avec
l’air de dire «attention, il va se passer quelque chose !». D’ailleurs,
effectivement, il se passe «quelque chose», aussi bien en concert que pendant
les répétitions !
Carla Thomas
Puis c’est le tour des
chanteurs, en débutant par Arthur Conley, le benjamin de l’équipe. Petit et
mince, il pourrait
donner l'impression de n'avoir que quinze ans (alors qu'il en a vingt) et se
démène comme un dingue. Gros succès. Pourtant quand il aura appris à
économiser ses moyens et qu'il aura quelques gros tubes à son actif, je suis
sûr qu'il fera encore beaucoup plus d'impression. La même remarque pourrait
s'appliquer à Eddie Floyd qui lui succède. Lui aussi était virtuellement
inconnu du public et voulut chauffer la salle coûte que coûte. C'est un peu
dur pour un artiste qui passe pour la première fois et en première partie du
spectacle! Quant à Carla Thomas, ravissante autant que douée, elle frisa de
peu la catastrophe en choisissant «Yesterday»
pour sa deuxième chanson et en voulant l'interpréter en français ! Nous
l'avions prévenue du danger avant le concert mais vu le triomphe qu'elle
avait obtenu à Londres, ses managers avaient décidé de prendre le risque.
Enfin, ce n'était pas bien grave et Carla se rattrapa largement dans ses
interprétations plus rythmées.
Eddie Floyd
LE LION OTIS
Bien sûr,
le roi de la fête fut Otis Redding, ce lion à la voix d'airain qui s'inscrit
dans la lignée des Chuck Berry, Little Richard, Ray Charles, possède un
répertoire de succès et raffole du public parisien.
Et
puis Sam & Dave. Le pied inoui ! Tout le monde, je crois, est unanime à leur
sujet. A placer à l'Olympe, aux côtés des James Brown, Four Tops, Redding,
etc. A ce niveau‑là, il n'y a plus de classement : chaque artiste est un
sommet dans son genre. Sam & Dave ont fait de très bons disques, mais on a
peine à imaginer l'effet de choc qu'ils produisent sur scène, lors de leur
sarabande autour du micro. S'esquivant tour à tour pour laisser la place au
partenaire, puis se retrouvant subitement figés pour chanter telle phrase à
deux voix, ils hypnotisent littéralement la salle. Leur chorégraphie et leur
mimique sont des plus raffinées, jouant sur un affolant effet de contraste
entre Dave, exaspéré, et Sam, impatient et comme mal à l'aise. Quel effet de
bombe lorsqu'ensuite Sam explose littéralement, de sa voix ample sur «When
something's wrong with my
baby» (Quand quelque chose
ne va pas avec ma petite). Ça vous prend vraiment «aux tripes» ! J'avais à
côté de moi Don Byas, jazzman chevronné qui avait déjà vu et vécu tout ce qui
se faisait de mieux outre‑Atlantique. Don ne tarissait pas d'éloges et ne
cessait de répéter que le jazz resterait bien vivant (quel que soit le nom
qu'on lui donne) tant qu'il y aurait des artistes de ce calibre.
Pour succéder à Sam & Dave il ne fallut pas moins d'un
Otis Redding. D'un Otis qui partait gagnant, fort de son triomphe de
l'automne passé. Et Otis passe après n'importe qui ! Démarrant sur un
formidable «Day tripper»,
il arpente la scène à grands pas, saluant avec joie un public qu'il sait
maintenant conquis. Il peut alors se permettre n'importe quel morceau, les
lents
comme les rapides, voire le fabuleux «Try a little
tenderness», tout
en crescendo, par lequel il clôt le spectacle. Les seules doléances que j'aie
pu entendre concernaient la durée de son tour de chant, trop courte. Six ou
sept morceaux ne donnent en effet qu'un aperçu de son vaste répertoire. Nous
aurions tous aimé entendre «Mr. Pitiful»,
«My lover's Prayer»,
«Good to me», «You're
still my baby»,
«Rock me baby»,
qu'Otis n'a pas encore interprétés à Paris. Espérons que cela sera pour la
prochaine fois : il peut compter sur un accueil délirant !
Voici des notices biographiques relevées au
cours d'entretiens avec quelques artistes du Stax Show.
Arthur Conley
ARTHUR
CONLEY
‑ Né le 4 janvier 1946 à Atlanta, Georgia. Forme un quatuor vocal, les
Corvettes, comprenant Marvin Chapman, Eddie Davis, Hubert Kimbrough et
lui‑même. C'est avec eux qu'il enregistre son premier disque en 1962 Pour la
marque National à Atlanta (titres : «Poor girl»,«Darling I love you»). Depuis
1965 il enregistre sous son nom à Memphis (sur Jotis) puis à Muscle Shoals
(pour Fame, puis Atco). Ne pas le confondre avec Prince Conley (chanteur et
guitariste) qui enregistra sur Satellite en 1961.
EDDIE
FLOYD
‑ Né le 25 juin 1936 à Montgomery, Alabama. Chante dans le groupe des Falcons
de 1956 à 1963 (enregistrant successivement sur Mercury, Kudo, Flick, Unart,
United Artists, Lu‑Pine et Atlantic). Depuis 1964, il enregistre sous son
propre nom, d'abord à Washington (sur Lu‑Pine, Safice et Atlantic) puis à
Memphis (sur Stax).
Steve Cropper
STEVE
CROPPER
‑ Né le 21 Octobre 1941 à Willow Spring, Missouri. Habite à Memphis depuis
1951. S'intéresse à la musique en écoutant la radio. Ses premières idoles
sont Elvis Presley, Ricky Nelson, Johnny Cash, puis il découvre le R & B avec
Chuck Berry, Bo Diddley, Little Richard, Chuck Willis. Apprend la guitare à
l'âge de quinze ans et commence à enregistrer à partir de 1961 (sa première
séance est celle de Prince Conley, où il joue la guitare d'accompagnement).
Depuis lors, il joue sur pratiquement tous les disques enregistrés sur Stax
et Volt. En tant que directeur artistique, Steve s'occupe plus
particulièrement des enregistrements d'Otis Redding, Eddie Floyd, Rufus
Thomas et Johnny Taylor.
DONALD
«DUCK» DUNN
‑ Né le 24 novembre 1941 à Memphis, le même jour et à la même clinique que
Wayne Jackson (intéressant pour les astrologues) ! Tous deux ont en effet des
carrières qui se confondent pratiquement. Ils font partie des Mar‑Keys,
depuis leur premier disque «Last night» en 1961, et participent à presque
toutes les séances Stax et Volt.
ANDREW
LOVE
‑ Né le 21 novembre 1941 à Memphis. N'est pas un membre régulier des Mar‑Keys,
mais joue la plupart du temps dans l'orchestre de Gene «Bowlegs» Miller, avec
lequel il enregistre depuis 1961 (sur Home of the blues). On l'entend sur de
nombreux disques de la marque Hi, notamment avec Willie Mitchell, Bill Black,
Ace Cannon et Gene Simmons. C'est lui qu'on entend dans «Try a little
tenderness» d'Otis Redding.
JOE
ARNOLD
‑ Né le 16 février 1945 à Cleveland, Mississippi. Fit son premier
enregistrement avec un groupe instrumental, les Sabres, pour une petite
marque de Memphis, La Sable. N'est que depuis peu de temps chez les Mar‑Keys.
AL
JACKSON ‑
Né le 27 novembre 1935 à Memphis. Apprit la batterie à l'àge de douze ans
dans l'orchestre de son père (le AI Jackson qui enregistra en 1947 pour
Capitol). En 1957 il joue chez les Modern Jazz Prophets de Floyd Newman (saxo
baryton ‑ un pilier des séances Stax et Volt). Puis il joue successivement
dans les orchestres de «Bowlegs» Miller, Ben Branch, Roy Milton et Willie
Mitchell. Mais depuis six ou sept ans, il se consacre de plus en plus aux
enregistrements et il participe à la plupart des séances faites à Memphis,
non seulement pour Stax et Volt, mais encore sur Home of the blues, Hi, Sun.
BOOKER
T. JONES
‑ Né le 12 novembre 1944 à Memphis, Joue pratiquement de tous les
instruments, et plus particulièrement du trombone (il n'a eu qu'une fois
l'occasion d'en jouer sur disque, en surimpression dans «Plum Nellie»). Bien
entendu c'est à l'orgue qu'il est le mieux connu puisque c'est sur cet
instrument qu'il fit son disque, «Green onions», qui devint numéro 1 au hit
parade en 1962. En plus de ses activités d'enregistrement ‑ c'est lui qui
chez Stax s'occupe plus particulièrement d'Albert King, Ruby Johnson, William
Bell et des Astors ‑ Il poursuit ses études musicales dans une ville de
l'Ohio, à 800 km de Memphis : «En prenant l'avion, c'est faisable» dît‑il !
Son premier disque . «Burnt biscuits» sur Volt, par les Triumphs, un
groupement instrumental dont il faisait partie en tant qu'organiste en 1961.
Booker T. joue du piano sur les titres suivants d'Otis . «Fa‑Fa‑Fa»,
«Try et little tenderness»,
«More than words can say»,
de la basse sur «Hang for you»,
du vibraphone sur «Tennessee
waltz», de la guitare sur «Let
me come on home» et, bien entendu, de l'orgue
sur la plupart des autres titres. C'est Isaac Hayes qui joue de l'orgue quand
Booker T. est au piano, et inversement, sauf dans «These
arms of mine» où Steve Cropper est au piano...
et Johnny Jenkins à la guitare! Et maintenant attendez‑vous à faire des
cauchemars discographiques...
KURT MOHR in Rock & Folk n°7 - mai 1967
Toutes les
photographies de scène N&B sont
©
Photothèque JL Rancurel
PARIS, ORLY mars 1967
Mike
Mesure (label manager Barclay), Otis Redding, Jim Stewart,
Jerry Wexler, Tom
Dowd, Bernard de Bosson
© collection personnelle Mike
Mesure
Pop
Club de France Inter - Sam & Dave, Arthur Conley et Mike Mesure - mars 1967
© collection personnelle Mike
Mesure
Booker T. , Donald "Duck"
Dunn , Al Jackson
Olympia Paris - Photo © Serge Mesko
vers >>>>>
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