Mon premier sentiment pour
Otis a fini aussi par être mon dernier. Il était un homme pur. Tout ce que
tu peux dire sur lui n’est que du bien. C’était quelqu’un de bien. Il
s’entendait toujours bien avec les gens autour de lui. Autant que je sache,
il n’avait pas d’ennemis. Il n’énervait jamais les gens. Il pensait toujours
aux autres et c’était agréable d’être en sa compagnie. Il était juste un
type bien sous tous les points de vue et ça se voit dans ses enregistrements
et dans son travail. Quand Otis arrivait au travail, il déclenchait tout le
monde. Il y mettait tellement d’énergie.
Il n’était pas motivé par une
obsession. Il n’était pas la pour conquérir le monde. Il n’avait pas cette
attitude et pourtant il a passé plus de temps à écrire des chansons et à
inventer de nouvelles choses que tout artiste que je connaisse. Même quand
il était sur la route dix jours d’affilée, à l’hôtel ou dans le bus, il
allait avec une guitare entre les mains, travaillant sur des idées.
Je
l’ai rencontré pour la première fois en 1962. A l’époque, Otis était une
sorte de tourneur, chanteur et chauffeur pour Johnny Jenkins et les
Pinetoppers. Un jour ils arrivèrent au studio pour enregistrer quelques
faces
[1]
. Otis était assis dans un coin toute la journée et, de temps en
temps, il disait “Mec, j’aimerais bien enregistrer une chanson.” Après avoir
fini avec Jenkins, on a dit “OK, voyons ce que ce mec a. Il est resté assis
ici toute la journée et il a l’air d’en vouloir.”
Otis avait cette chanson
intitulée
These Arms Of Mine
dont il pensait beaucoup de bien, alors on l’a enregistrée et c’est comme ça
que tout a commencé. C’est phénoménal de penser qu’il n’avait jamais été
découvert jusqu’alors. Il aurait aussi bien pu être découvert ailleurs cinq
ans plus tard. C’est comme ça que ça s’est passé. Juste en étant assis sur
une chaise il pouvait montrer son intérêt pour la musique. Il n’était même
pas insistant ou quoi que ce soit – il avait juste signalé aux gars qu’il
aimerait bien enregistrer un disque. Il était si chaleureux et si gentil
qu’on le lui a enregistré sans hésiter.
Chaque fois que j’étais avec
Otis, c’était une expérience. Tout le temps que je passais avec Otis, nous
travaillions. Il n’y avait jamais de temps de pause. Qu’il soit là pour deux
jours ou deux semaines, nous travaillions. C’était comme ça. Il ne se
reposait quasiment jamais.
Il soulignait toujours le
mérite des musiciens dans tout ce qu’il faisait. S’il avait un tube, il nous
disait “Mec, je n’aurais jamais pu faire ça si vous n’aviez pas été là.” Il
faisait toujours des compliments aux musiciens. Il voulait toujours
souligner le mérite de quelqu’un d’autre qui l’avait aidé. Vous ne pouvez
pas vous empêcher d’aimer quelqu’un pour ça.
Il voulait toujours qu’on
l’accompagne en tournée. “J’ai un bon groupe”, disait-il, “et si j’vous
avais là, on s’éclaterait.” Le seul moment qu’on a passé ensemble comme cela
fut sur la tournée européenne et on s’est effectivement éclaté. Quand nous
sommes revenus d’Europe, il était vraiment content. Il a dit qu’il n’avait
jamais eu un groupe comme ça sur scène avant.
Il est parti pour Nashville pour faire l’émission “Up
Beat” et ensuite il est parti pour le
Wisconsin. Il était censé revenir ici le lundi pour enregistrer plus de
chansons.
Juste
avant l’accident, il était venu dans le studio pour toute une semaine puis
il était parti puis il était revenu pour deux semaines de plus. On a
enregistré plein de choses à lui à ce moment. A cette époque, il partait
faire des cachets le week-end. Il revenait et on enregistrait du lundi au
jeudi. Cette fois ci nous avions enregistré quelques lignes finales de
cuivres, un vendredi matin. Il a dit “au revoir.”
[2]

Mitch Ryder, Don Webster, Otis
Redding & The Bar-Kays
émission "Up Beat" le 9 décembre 1967
Nous avions en fait juste
commencé à travailler. Nous étions en train d’écrire des chansons vraiment
bonnes. L’accident a tout fait exploser. Quel dommage. Nous étions réveillés
jusqu’à 6h, un matin. Otis ne faisait pas juste sa journée de travail et
puis ensuite rentrait à la maison et oubliait tout. Il ne s’arrêtait pas.
Je suis satisfait de tout ce
que j’ai jamais fait sur les disques d’Otis. Tout ce qu’il faisait était un
exploit. Ce qu’il y mettait en faisait une telle chose. C’était Otis et ça
sonnait bien. Otis et moi avons écrit FA FA
ensemble et ce fut l’un
de mes meilleurs moments avec lui. C’était sympa. Il y avait tellement
d’intérêt et de travail en cours.
J’ai appris beaucoup juste en
étant avec lui. Je ne peux pas penser à une chose en particulier qu’il
m’aurait apprise. C’était juste l’expérience de travailler avec lui. La
principale chose que j’ai tirée d’Otis est l’intérêt brûlant de travailler
sur quelque chose. Il avait toujours la bonne direction. Il ne se contentait
pas d’un seul motif dans ses chansons, ou d’une seule idée. Beaucoup
d’auteurs se cantonnent à un style mais Otis explorait.
Son amour des gens se voyait
dans ses chansons. Il essayait toujours de revenir chez son bébé ou elle lui
manquait – elle était la chose la plus importante du monde. Il avait
toujours une approche positive. C’est difficile de convaincre le public avec
une chanson négative du style “tu m’as causé du tort.” Otis m’a montré que
la meilleure façon de faire est d’écrire positif.
Otis n’a pas eu la
possibilité d’être avec sa femme et ses trois enfants autant qu’il voulait.
Il avait pourtant de vrais sentiments pour eux. Dès qu’il
en avait le temps,
il pensait à eux. Il amenait sa femme et ses enfants aux séances
d’enregistrement assez souvent. Sa femme était dans le studio une semaine
avant l’accident.
Quelques mois avant
l’accident, Otis avait eu une opération de la gorge. La période de
convalescence lui avait permis de passer plus de temps à la maison qu’il
n’en avait jamais eu depuis ses débuts. Il avait développé des polypes à
force d’être sur scène et de crier depuis si longtemps. C’est déjà arrivé à
plusieurs artistes. Quand il est revenu de son opération, sa voix s’était
améliorée. Elle était propre et ne cassait pas. Avant l’opération elle était
devenue risquée. Pendant les séances d’enregistrement il ne pouvait pas
chanter toute la nuit. Sa voix aurait cassé. Mais, pendant ses trois ou
quatre dernières semaines, sa voix était meilleure que jamais.
Pendant ces séances il a
enregistré neuf faces et c’est le meilleur matériau qu’il ait jamais
produit. Ensuite, quand il a découvert qu’il sonnait mieux, il est revenu et
a réenregistré une série d’autres chansons qui étaient en cours. Les idées
et les arrangements sont bons et les messages sont clairs.
Otis ne pouvait pas s’arrêter
de parler du matériel qu’il avait écrit pour les dernières séances. Il ne
cessait de dire à tout le monde “Attendez d’entendre la prochaine.” Il
sentit que DOCK OF THE BAY était l’une de ses meilleures faces. Quand
il est arrivé avec, il m'a joué la mélodie et il avait presque un couplet
entièrement écrit. Nous nous sommes assis dans le studio tout seuls et en
deux heures nous avions terminé la chanson. Je l’ai aidé avec une partie du
second couplet, avec le pont et les changements.
Puis j’ai fait les
arrangements. Otis était un assez bon guitariste rythmique. Mais il voulait
que ce soit moi qui joue de la guitare acoustique sur
DOCK
OF THE BAY.
Nous avons donc établi la rythmique avec l’acoustique et j’ai réenregistré
la guitare électrique par-dessus. Sur certaines des chansons qui étaient en
cours, c'est Otis qui joue de la guitare rythmique.
S’il
y avait une chose en particulier qu’il jouait sur sa guitare, quand il me
montrait ses chansons, je l’apprenais et je la copiais sur le disque. Nous
faisions ça pour lui laisser plus de liberté au micro. Beaucoup de gens
disent que je joue différemment sur les disques d’Otis. C’est parce qu’il me
montrait ce qu’il voulait. Il s’accordait sur un accord et jouait à vide
comme Jimmie Rodgers.
[3]
La dernière fois que je l’ai vu était
lors de la séance d’enregistrement de DOCK OF THE BAY. Je ne peux pas
expliquer comment sa mort a choqué tout le monde ici.
Les funérailles furent
incroyables. Tous les grands artistes de soul sont venus. Elles ont
eu lieu dans un grand auditorium de sa ville, Macon, Géorgie. Il était si
plein, il y avait 5.000 personnes dehors qui ne pouvaient entrer. Elles
étaient juste debout dans les rues. Des gens sont venus du monde entier.
James Brown
et
Solomon Burke
et
Joe Tex
sont venus.
Sam
& Dave,
Rufus et
Carla, tous nos artistes y étaient.
Booker T. joua de l’orgue et
Johnnie
Taylor
et
Joe Simon
chantèrent des chants religieux. Ensuite il y eut un
enterrement calme dans sa ferme de Macon.

Tout le monde fut frappé au
même moment. Choc instantané. Nous avons prévu des séances d’enregistrement
aussi tôt que possible pour remettre tout le monde les pieds sur terre. Ce
fut une grande perte pour le monde entier. Maintenant, personne ne saura
jamais ce qu’il avait dans sa boutique pour eux. Il commençait tout juste à
entrer dans quelque chose. Il était en train de sortir du
rhythm and
blues pur et dur. Il allait au-delà de ça. Il touchait tout le monde,
tout autour du monde.
L’opération lui avait
donné presque deux mois pour se retrouver. En s’éloignant de lui-même, loin
de la scène, il se mit à réfléchir “Hey, où est-ce que je vais ?” Sa dernière
séance montra un indéniable progrès. Il avait une nouvelle vie devant lui.
Traduction et notes, Dror
- juillet 2003

[1] -
une face de 45 tours = une chanson.
[2] -
y’all
est typiquement de
l’argot du sud des Etats-Unis.
[3]
-
Steve Cropper fait allusion aux “open tunings”
Normalement une guitare est accordée
Mi-La-Ré-Sol-Si-Mi et on pose les doigts de la main
gauche sur les cordes pour faire sonner un accord. Un “open tuning”
est une façon d’accorder sa guitare de telle sorte que, même à vide, sans
doigts de la main gauche, elle sonne déjà comme un accord, par exemple l'“open
tuning” de Sol est: Ré-Sol-Ré-Sol-Si-Ré, où, à vide, la guitare sonne en
accord en Sol.

ROCK & SOUL SONGS published bimonthly by Charlton
Publications, Inc.
Vol 14 . N° 64, May, 1969 / Editor Jim Delehant