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Le 10 décembre 1967, un avion appartenant à
Otis Redding Entreprises
tomba dans les eaux glacées d’un lac du Wisconsin et, le jour suivant, des
plongeurs trouvèrent le corps d’Otis, toujours attaché à son siège, à
l’arrière du fuselage coulé.
Quelques mois auparavant,
Otis avait été élu chanteur masculin numéro un du monde par le
Melody Maker, le plus
grand journal musical britannique, et il avait défait
Elvis de son règne de dix
ans. Les membres de sa maison de disque parlaient de lui comme d’un autre
Ray Charles et les
musiciens de tous les milieux avait le plus grand respect pour son art.
Il avait un but en tête : se
produire à son plus haut niveau. Et il avait encore de la marge.
L’interview qui suit, qui fut
publié dans l’édition d’août 1967 du magazine Hit Parader, fut la dernière
rencontre d’Otis avec la presse avant sa mort.
Otis à Londres
JD :
Qu’est ce que vous avez le moins aimé en Angleterre ?
Otis :
Rien. J’ai adoré l’Angleterre des pieds à la tête. J’ai adoré la météo, les
gens. J’y étais en été et c’était agréable. Les gens sont si sympa.
[1]
Ils
m’ont traité comme quelqu’un d’important. Ils m’ont emmené partout ou je
voulais aller. J’ai adoré Paris aussi.
JD :
Avez-vous rencontré des problèmes de langages avec votre public à Paris ?
Otis :
Non. Ils ont chanté pendant les concerts sur presque toutes les chansons.
Mais l’Angleterre est un très beau pays. Si je devais quitter les U. S., je
vivrais en Angleterre. Mais je ne quitterai jamais les U. S. Je possède une
ferme de 400 acres (160 hectares)
à
Macon, Géorgie. J’élève du bétail et des porcs. Je possède aussi des
chevaux. J’aime les chevaux autant que chanter. J’aime chasser en montant à
cheval.
JD :
Dites-nous quelque chose à propos de l’album que vous avez enregistré avec
Carla Thomas.
Otis :
Carla et moi avons travaillé sur notre album pendant trois jours. Nous avons
joué des choses comme IT TAKES TWO qu’avaient jouée
Marvin Gaye et
Kim Weston. Et nous avons enregistré
TRAMP, de Lowell Fulsom. J’ai
écrit une chanson originale appelée OO WEE BABY. Nous jouons
TELL
IT LIKE IT IS. Il y a plein de bonnes choses dedans.
JD :
Vos voix sont si différentes. Est-ce que vous avez eu des problèmes à
travailler ensemble ?
Otis :
Ma voix en ce moment est enrouée à force d’avoir travaillé sur cet album.
Nous n’avons eu absolument aucun problème. J’y suis allé en premier et j’ai
chanté ma partie, puis elle est venue et a enregistré sa partie par-dessus.
Nous avons utilisé Booker T. et les MG’s aussi. Booker a joué du piano et de
l’orgue. Nous avons enregistré onze chansons en trois jours.
JD :
Comment avez-vous écrit RESPECT ?
Otis :
RESPECT est l’une de mes chansons préférées car elle a un meilleur
groove
[2]
que n’importe quel autre de mes
enregistrements. En plus, elle dit quelque chose : “ ce que tu veux, bébé,
tu l’as ; ce dont tu as besoin, bébé, tu l’as ; tout ce que je réclame est
un peu de respect quand je rentre à la maison. ” Les paroles de la chanson
sont super. La partie musicale est merveilleuse. J’ai mis toute une journée
à l’écrire et à peu près vingt minutes pour l’arrangement. On l’a
enregistrée une fois et c’était bon. Tout le monde veut du respect, vous
savez.
JD :
Pourquoi avez-vous choisi de chanter
SATISFACTION ?
Otis :
SATISFACTION est venue de
Steve Cropper et
Booker. Nous étions tous
dans le studio un jour, pour enregistrer un album, et ils ont suggéré de
faire SATISFACTION. Ils m’ont demandé si j’avais entendu la nouvelle
chanson des Rolling Stones mais je ne l’avais pas entendue. Ils m’ont fait
écouter le disque et tout le monde l’a aimé sauf moi. Si vous remarquez,
j’utilise beaucoup de mots différents de ceux de la version des Stones –
c’est parce que je l’ai inventée.
JD :
Est-ce que vous étiez dans la musique avant de
rejoindre Stax ?
Otis :
Avant ça j’ai été puisatier. Je gagnais 1.25$ de l’heure, à creuser des
puits à Macon, Géorgie. Un jour j’ai conduit un de mes amis,
Johnny Jenkins,
a une séance d’enregistrement. Il leur restait trente minutes au studio et
j’ai demandé si je pouvais faire une chanson, THESE ARMS OF MINE. Ils
l’ont fait et il s’en est vendu à peu près 800.000 copies. Je ne me suis
jamais arrêté depuis. J’avais écrit cette chanson en 1960 quand je ne
pensais même pas encore au métier de musicien. Je l’ai enregistrée en
novembre 1962. J’avais essayé la chanson avec une petite compagnie de
disques mais il n’en était rien sorti. Je savais pourtant qu’elle disait
quelque chose. J’aimais les paroles.[3]
JD :
Quelle est la première musique que vous ayez entendue et qui vous ait laissé
une forte impression ?
Otis :
Ma mère, mon père et moi avions l’habitude d’aller dans des fêtes quand
j’étais gamin. Nous allions à un endroit qui s’appelait le Lac de Sawyer à
Macon. Il y avait une chanson de calypso à l’époque qui s’appelait
RUN,
JOE. Ma mère et mon papa me la faisaient écouter tout le temps. J’aimais
le groove. Depuis ce temps, je joue de la musique. En grandissant,
j’ai participé à beaucoup de concours de talents.[4]
J’ai gagné quinze dimanches de suite dans une série
de concours de talents à Macon. Je suis arrivé le seizième dimanche et ils
ne m’ont pas laissé participer. Tout le succès que j’ai eu le fut grâce à
l’aide du bon Dieu.
JD :
Qu’est-ce que vous pensez de personnes comme
Muddy Waters et
Jimmy Reed ?
Otis :
Je les aime parce qu’ils me donnent beaucoup d’idées. Je les écoute
beaucoup.
JD :
Est-ce que vous aimez l’harmonica ?
Otis :
Oui, j’adore l’harmonica. Je n’en ai encore jamais mis sur un disque, mais
je pourrais essayer. J’en joue un peu. C’est facile. Je joue du piano aussi
– les accords. J’écris mes chansons à la guitare.
JD :
Combien d’instruments avez-vous dans votre groupe ?
Otis :
Avant j’en avais dix mais maintenant j’en ai huit. J’ai réduit parce que ça
m’éloignait de mon son. J’ai deux trompettes, deux ténors, guitare, basse,
batterie et orgue.
JD :
Que pensez-vous de Sam & Dave et des
Righteous Brothers ?
Otis :
Je vais vous dire. Quand j’ai entendu les
Righteous Brothers pour la
première fois, j’ai cru qu’ils étaient noirs.[5]
Je pense qu’ils chantent mieux que
Sam & Dave. Mais
Sam & Dave sont de bien meilleurs showmen. Ils sont ensemble depuis
dix ou douze ans. Je crois que je préfère Sam & Dave.
JD :
Pourquoi croyez-vous que les musiciens de blues blancs ont beaucoup
plus de succès que les originaux ?
Otis :
Parce que la population blanche est beaucoup plus grande que la noire.
J’aime bien ce que ces gamins rock and roll font. Parfois ils nous
piquent des choses, mais je leur prend des choses aussi. Les choses qui sont
belles, et ils font beaucoup de belles choses.
JD :
Que pensez-vous d’Eric Burdon ?
Otis :
Bon, Eric est l’un de mes meilleurs amis. C’est un type super. J’aime comme
il travaille. J’aime comme il chante aussi. C’est un bon musicien de
blues. Je l’ai vu travailler dans un club en Angleterre. Ce mec est
arrivé sur scène avec une chanson de blues et il a mis la salle sens
dessus dessous. Ils m’ont invité sur scène après qu’il ai fini et je ne
voulais pas y aller. Je savais que je ne pouvais rien faire pour le
surpasser. Eric sait vraiment chanter le blues.
JD :
Y a-t-il des blues par les Stones que vous aimez ?
Otis :
Non. J’aime leurs chansons rapides. Ils groovent vraiment sur
SATISFACTION. C’est trop. Je préfère leurs compositions originales. Ils
ne reprennent pas très bien les chansons des autres.
JD :
Vous êtes maintenant un producteur et un manager, n’est-ce pas ?
Otis :
J’ai un artiste qui vient juste de sortir chez
Atlantic Records qui
s’appelle Arthur Conley. Il chante l’une de mes chansons,
SWEET SOUL
MUSIC. C’est une chanson rapide et il la fait magnifiquement. Je le
dirige et je l’enregistre. Mon groupe est aussi sur le disque.
45t allemand
JD :
Quelle est la différence entre le rock and roll et le rhythm and
blues ?
Otis :
Tout le monde pense que tout ce qui est chanté par des noirs est du
rhythm and blues mais ça n’est pas vrai. Johnnie Taylor,
Muddy Waters et
B.B.
King sont des chanteurs de blues.
James Brown n’est pas un
chanteur de blues. Il a un tempo de rock and roll et il peut
chanter des chansons pop lentes. Mes propres chansons
RESPECT
et MR. PITIFUL ne sont pas des chansons de blues. Je parle en
terme de tempo et de structure musicale. Un blues est une chanson de
douze mesures qui se répètent jusqu’au bout. La plupart de mes chansons sont
des chansons de soul. Quand je vais enregistrer une chanson, j’ai
juste un titre et, peut-être, un premier couplet. Le reste, je l’invente au
fur et à mesure qu’on enregistre. On enregistrera trois ou quatre fois et je
chanterai différemment à chaque fois. Vous savez, une fois que j’ai
enregistré une chanson, je ne peux pas la mimer à la télé.
[6]
J’ai gaffé à toutes les émissions de télé. J’ai raté les
paroles. Je partais de mon côté, mais après je me rattrapais.
JD :
Quelle est la différence entre le son
Stax et le son
Motown ?
Otis :
Motown fait beaucoup de réenregistrements[7].
C’est fait
mécaniquement. Chez Stax
la règle est : quoi que vous sentiez, jouez-le. On
enregistre tout ensemble – cuivres, rythme et voix. On le fait trois ou
quatre fois, on réécoute les résultats et on choisit la meilleure. Si
quelqu’un n’aime pas une phrase dans une chanson, on y retourne et on
réenregistre toute la chanson à nouveau. Jusqu’à l’année dernière nous
n’avions même pas un magnétophone à quatre pistes. Vous ne pouvez pas faire
de réenregistrement sur un magnétophone à une piste. Récemment nous avons
enregistré six chansons en cinq heures pour mon album avec
Carla. C’était
des chansons parfaites et elles seront toutes dans l’album.
JD :
Pensez-vous que le R&B a beaucoup changé ?
Otis :
J’aimerais dire quelque chose aux chanteurs de R&B qui étaient là il
y a dix ans. Il faut qu’ils quittent leurs anciens bagages. Ecoutez le tempo
d’aujourd’hui et utilisez le dans les disques. Ne dites pas qu’on va
retourner dix ans en arrière et utiliser ce vieux swing traînant. Ca
l’fait pas. Je sais ce que veulent les gamins aujourd’hui et c’est à eux que
j’adresse toutes mes choses. J’aimerais voir tous ces chanteurs le refaire.
J’aimerais prendre
Fats Domino, Little Richard,
Big Joe Turner,
Clyde McPhatter et les mettre dans les bagages d’aujourd’hui. Ils auraient de
nouveau des tubes. Le blues change de jour en jour. Tout dépend de ce
qui fera danser les gamins, ce qui les fera bouger. Je regarde les gens
quand je chante. S’ils tapent des pieds ou s’ils claquent des doigts, alors
je sais que j’ai quelque chose. Mais s’ils ne bougent pas, alors vous n’avez
rien. Dans cinq ans je sais que les gamins en auront assez de ma façon de
chanter. Si je peux garder un bon esprit, avec l’aide du bon Dieu, je
continuerai à produire des disques. Vous ne pouvez pas avoir autre chose à
l’esprit que le marché de la musique. Quand je rentre en studio, j’y suis
strictement pour le marché. Je peux y aller à n’importe quel moment de la
journée et enregistrer six chansons si j’en ai envie. Je n’aime pas les
pertes de temps dans le studio.
JD :
Aimez-vous la musique country and western ?
Otis : Oh, oui. Avant que je ne commence à chanter, il y a
peut-être dix ans, j’aimais tout ce que Hank Williams
chantait. Eddy Arnold
fait aussi des choses très
groovy.[8]
Chacun a son propre bagage et,
s’ils font quelque chose de bon, je peux l’entendre.
JD :
D’après votre expérience, quel est le meilleur conseil que vous pouvez
donner à quelqu’un qui veut rentrer dans le métier ?
Otis :
Si vous voulez être un chanteur, vous devez vous y consacrer vingt-quatre
heures par jour. Vous ne pouvez pas être un puisatier en même temps. Vous
devez vous consacrer au métier du spectacle et à écrire des chansons. Pensez
toujours différemment de la personne d’à côté. Ne faites jamais une chanson
comme vous l’avez déjà entendue chantée par quelqu’un d’autre.
Concentrez-vous et entraînez-vous chaque jour. Il m’a fallu quatre ans pour
entrer vraiment dans le show business. Je crois aussi que c’est très
important d’écrire ses propres chansons.
Traduction et notes, Dror Warschawski
- juillet 2003
1 -
groovy
= expression typique des années 60, on l’entend à longueur de temps dans le
film Woodstock, plus tellement aujourd’hui où l’on dirait plutôt “ cool ”
ou “ fun ”, mais elle est remise au goût du jour par le personnage de
Austin Powers, qui parodie justement le James Bond des années 60. Selon le
contexte, groovy peut aussi vouloir dire “qui a du groove”,
sachant que la traduction de groove n’est pas aisée, on peut dire que
c'est la propension qu'a un morceau de faire danser l'auditeur, avec une
connotation sensuelle en plus...
2 - dans le deuxième
sens défini ci dessus.
3 -
Otis utilise beaucoup le verbe
argotique “dig”,
très populaire à l’époque, comme “groovy”, on l'entend à longueur de temps dans Woodstock et les
films de cette époque.
4 -
sur ces anecdotes,
et d'autres, voir le texte plus complet de Rob Bowman à: la
page
Otis Redding Story.
5 -
Otis utilise le terme “colored”, approprié à l’époque.
6 -
Otis fait allusion
aux émissions en play-back.
7 -
“overdubbing”
ou “rerecording”, que certains musiciens français appellent le “ rere. ”
Il s’agit dans le studio d’ajouter des couches de sons les unes aux autres,
un même musicien ou chanteur pouvant ainsi donner l’impression qu’il y a
plusieurs voix et beaucoup plus de musiciens qu’en réalité.
8-
dans le
premier sens défini ci dessus
(1).
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