La musique
d'Otis Redding ne se dit pas. Elle ne s'explique pas. C'est tout à la fois le
ciel et la terre, la mer et le soleil, le vent et la pluie. C'est le souvenir
nostalgique d'un temps innocent, originel. Écouter les disques d'Otis Redding
aujourd'hui c'est se plonger dans une nébuleuse de joie, d'amour et de
passion, celle de l'enfance, celle du premier amour. On ne reste jamais
indifférent la première fois qu'on entend une chanson d'Otis Redding. En
fait, ce n'est jamais vraiment la première fois puisqu'il nous semble déjà
connaître cette voix, cette mélodie. Elles étaient là, au fond de nous mêmes.
Mais cette fois, on en prend conscience, comme une évidence. Quelqu'un,
quelque part, à une époque imprécise, a écrit la vie dans tout son éclat,
dans toute sa magie et son harmonie; la beauté des femmes, la douleur d'un
amour perdu, la douceur d'un mois de mai, le roulement des vagues sur le
sable, et toutes ces petites choses qui font la vie, l'amour. Écouter
Try A Little
Tenderness
c'est comme vivre une intense histoire d'amour en condensé.
Otis savait
communiquer tout cela grâce à sa voix unique, à son timbre inimitable trempé
dans le blues. Il était capable de mettre à nu l'âme humaine. Plus que
quiconque, il excellait dans l'art de la soul music, la musique de
l'âme, ce chant profane et sacré nourri de la lumière crue du Sud, de l'air
chaud, humide et poussiéreux de Géorgie, du Mississippi ou de l'Alabama, et
de plusieurs siècles de tourment et de souffrance. Son amour était immense,
sa soif de vivre aussi. C'est ce dont témoignent encore aujourd'hui avec
force ses enregistrements qui, quand vous les écoutez, vous irriguent d'une
puissante joie de vivre mais aussi d'une profonde nostalgie. Car si la vie
est si belle c'est parce qu'elle doit avoir une fin.

Le 10 décembre
1967 Otis Redding disparaissait dans un accident d'avion à l'âge de 26 ans.
Moins d'un mois plus tard, son chef-d'oeuvre posthume, la chanson
(Sittin' On) The Dock of The
Bay, se plaçait à la
première place des charts pop et R'n'B. Otis n'était pas le premier jeune
chanteur de l'histoire de la pop music à périr tragiquement. La mort
prématurée d'Eddie Cochran, de Buddy Holly ou de Sam Cooke avait déjà
endeuillé la jeunesse des années cinquante et soixante. Et beaucoup
suivraient (Brian Jones, Jim Morrison, Jimi Hendrix, Janis Joplin...). Mais
avec Redding sombrait, pour un temps, l'espoir de voir définitivement tomber
les frontières qui séparent la musique populaire noire de la blanche. Car
Otis Redding était parvenu, à l'apogée de sa carrière, à faire le lien entre
ces deux courants de musique et à réunir deux publics jusqu'alors
inconciliables, d'un côté celui du blues, du rhythm'n'blues et de la soul, de
l'autre celui du rock'n'roll et de la pop. Les raisons d'une telle réussite
sont à chercher à la fois dans le contexte particulier de l'époque et dans la
singularité du personnage.
Otis se
distinguait par une curiosité boulimique, une créativité insatiable et par un
sens inné et instinctif de la musique. Mais par-dessus tout, c'est son
enthousiasme communicatif, sa bonhomie aussi, et son optimisme rayonnant qui
en font une des figures incontournables des sixties. Il est surprenant
d'ailleurs de constater combien son parcours s'inscrit dans ces fabuleuses
années soixante. D'abord influencé par le gospel, le blues puis par le
rock'n'roll naissant au milieu des années cinquante, il intègre très vite à
son répertoire les nouveaux courants musicaux du tournant de la décennie, les
chansons de Sam Cooke d'abord, celles des artistes de Tamla-Motown ensuite.
Puis ce sont les Beatles et les Rolling Stones qui, après soixante-cinq,
prennent un ascendant décisif sur son style, contribuant à le faire pencher
peu à peu vers la musique rock. A son tour, Redding influence une nouvelle
génération de chanteurs, dont font partie Aretha Franklin ou Arthur Conley,
et compte parmi ses admirateurs des artistes de la pop d'avant-garde comme
Bob Dylan, Janis Joplin ou Martin Balin du Jefferson Airplaine. En
perpétuelle évolution, Otis s'imprègne ainsi des mutations rapides de ces
bouillonnantes années soixante et transcende sa musique sans pour autant y
perdre son âme. Car le chanteur reste avant tout un Noir du Sud, témoin du
racisme et de la ségrégation raciale mais qui, comme son contemporain Martin
Luther King, ne nourrit aucune amertume et croit en l'intégration, à
l'égalité et en un avenir meilleur pour les siens. Pour cette raison,
certains l'ont considéré - et le considèrent encore - comme un oncle Tom, un
Noir jovial et bon enfant. C'est pourtant cette ouverture d'esprit qui le
conduira à outrepasser les barrières de toutes sortes. Ses interprétations
bouleversantes et ses prestations scéniques survoltées feront le reste, lui
amenant un public toujours plus diversifié, de Noirs et de Blancs,
d'Américains, d'Européens ou d'Africains.
Otis Redding,
au faîte de sa carrière, est ainsi parvenu à faire de sa musique, pourtant
profondément
enracinée
dans la tradition noire américaine, une musique universelle. Et c'est là sans
doute l'une de des plus grandes réussites, comme en témoignent sa formidable
popularité en Europe et à travers le monde aujourd'hui encore, et le fait
qu'il ait été repris, de son vivant ou après sa mort, par des artistes
d'horizons très divers ; des Rolling Stones à Aretha Franklin en passant par
Etta James, les Moody Blues, Janis Joplin, Tina Turner, Johnny Hallyday,
Michael Bolton, les Black Crowes ou plus récemment par le Zaîrois Papa Wemba
(Fa Fa Fa Fa Fa). Nombreux sont aussi ceux qui lui ont rendu hommage
en chanson comme Eddie
Floyd (Big Bird),
Wilson Pickett
( Cole, Cooke & Redding), les Doors (Runnin'Blue) ou,
dans les années quatre-vingt-dix, Paul Young avec le tube Now I
Know What Made Otis Blue.
[1]
Otis incarnait
la quintessence de la soul, ce genre musical né dans les années cinquante de
la fusion du blues et du gospel. Après Ray Charles qui en bâtit les
fondements, après Sam Cooke qui la popularisa auprès d'un large public, Otis
Redding en devint l'ambassadeur mondial. Lui qui ne savait pas écrire la
musique, composa, arrangea et produisit plusieurs dizaines de hits considérés
aujourd'hui comme des classiques de l'histoire de la pop music. D'une
apparente simplicité et pourtant tellement intense et bouleversante, l'oeuvre
d'Otis Redding demeure une inestimable bande originale des sixties et résonne
encore, trente-cinq ans après sa mort, comme l'expression d'une époque
révolue, belle et insouciante.
En partant,
Otis nous a laissé une poignée d'albums, quelques titres mémorables et (Sittin'
on) The Dock of the Bay, son chef-d'oeuvre testamentaire. Mais il n'avait
certainement pas tout dit. Qui sait alors ce qu'il aurait encore pu apporter
à la musique de son siècle, surtout après ce tournant décisif amorcé avec
The Dock of the Bay ?