Encyclopédie du Rhythm & Blues et de la Soul
Sébastian Danchin / Editions Fayard - 2002 /
page 475

Otis
REDDING Dawson, Géorgie, 9 septembre 1941 ‑
Madison,
Wisconsin, 10 décembre 1967
Dans le temps
très limité qui lui était alloué, ce symbole de la culture noire sudiste est
parvenu à parachever l'oeuvre entamée avant lui par des pionniers comme Ray
Charles et Sam Cooke en faisant de la soul un genre reconnu et accepté par
tous. À l'inverse de Charles qui avait choisi la musique country comme
cheval de Troie pour accéder au grand public de la variété, contrairement à
Sam Cooke qui avait cherché à dissimuler une partie de sa conscience
afro‑américaine derrière sa diction sophistiquée pour mieux réussir son
passage dans l'univers Pop, Redding a au contraire mis l'accent sur ses
racines gospel et blues pour faire valoir leur universalité
dans un
répertoire éclectique qui s'ouvrait aux standards de la grande variété. Il
est peu probable que cette confrontation entre la chanson américaine et la
musique populaire noire aurait suffi à populariser la voix de Redding au
delà des frontières de sa propre communauté si l'arrivée de la vague rock,
très attachée aux valeurs du blues, ne lui avait donné les moyens d'élargir
son auditoire à toute une génération, aux Etats‑Unis comme en Europe. Tout
chez Redding correspond aux attentes du public de ces années de
contestation: sa personnalité électrique qui faisait de lui un showman
incomparable, ses origines noires, pauvres et sudistes qui symbolisaient la
remise en cause des valeurs sur lesquelles l'Amérique d'après‑guerre avait
construit son opulence, et jusqu'à sa mort prématurée dont les circonstances
tragiques ont trouvé un écho auprès d'une jeunesse romantique et révoltée.
Avec le temps,
ces motivations initiales ont cédé la place à un jugement plus sûr qui met
en lumière, dans le décor exceptionnel des productions Stax, le génie d'un
artiste unique dont la ferveur continue de personnifier l'âme de la musique
noire, plusieurs décennies après sa mort. A l'écoute de
These Arms
of Mine‑ son tout
premier succès en 1962 ‑, de I've Been
Loving You Too
Long, de
(Sittin'on) The Dock of the Bay
ou encore de Dreams to Remember,
on est frappé par l'incroyable maturité de Redding, la conviction et
l'urgence de ses interprétations, la personnalité, la
spécificité et l'intemporalité qui se dégagent de ses enregistrements, une
constatation d'autant plus surprenante qu'il avait tout juste vingt‑six ans
à sa mort, comme s'il avait voulu transmettre l'intégralité de son message
artistique dans les cinq courtes années qui séparent son arrivée dans le
paysage de la soul de sa disparition.
Né en 1941
dans un bourg rural de Géorgie situé à deux cents kilomètres au sud
d'Atlanta, le fils d'Otis (un militaire, pasteur à ses heures) et Fanny
Redding a été élevé à Macon. Dans les années cinquante, la troisième ville
de Géorgie est surtout l'un des lieux de référence du rhythm & blues pour
avoir vu grandir deux de ses créateurs incontournables: James Brown et Little Richard. Au sortir de l'église où il a pu prendre conscience de ses
prédispositions vocales, Otis junior entend devenir chanteur, l'une des
rares options ouvertes à un adolescent afro‑américain quelque peu ambitieux,
alors que la ségrégation règne ouvertement à travers le Vieux Sud. Admiratif
du succès que rencontre Little Richard en cette période où le rhythm & blues
donne ses lettres de noblesse au rock'n'roll, Otis commence par se produire
dans les petits clubs et les salles de bal de sa région en interprétant des
compositions inspirées par son idole, quand elles ne lui sont pas
directement empruntées.
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Au tournant de
la décennie, Redding est l'attraction vocale d'un groupe baptisé les
Pinetoppers dont le guitariste, Johnny Jenkins, a obtenu en 1961 un petit
succès régional avec Love Twist,
au moment où l'Amérique entière se contorsionne au rythme de la danse
popularisée par Chubby Checker. Otis a lui‑même tenté de se faire un nom à
plusieurs reprises, mais les rares 45‑t qu'il a pu enregistrer pour des
marques obscures comme Trans World à Los Angeles (She's
All Right) ou Confederate (Shout
Bamalama) donnent de lui l'image d'un
imitateur zélé de Little Richard, sans plus. Son arrivée chez Stax est
auréolée de mystère, les témoins de cet événement en ayant donné depuis des
versions divergentes. Il semble que les débuts d'Otis pour la compagnie de
Memphis ont eu lieu vers la fin de l'été 1962. À en croire la légende, le
chanteur serait venu de Géorgie comme simple chauffeur de Johnny Jenkins; à
la fin d'une séance d'enregistrement réservée à son leader, il aurait
demandé à passer lui‑même une audition. Comme souvent, la réalité est moins
poétique. Si Otis conduisait habituellement la voiture de Jenkins, c'est
tout simplement parce que son leader n'avait pas de permis. Invité à mettre
en boîte dans les studios Stax une suite à Love Twist Jenkins donne une
prestation décevante; comme il reste une quarantaine de minutes avant la fin
de la séance, le représentant de la firme Atlantic (distributeur des
produits Stax), déjà conscient de la valeur de Redding, propose au chanteur
des Pinetoppers de se lancer.
Un autre mythe
aurait voulu que le génie d'Otis se soit manifesté de façon explosive dès
son arrivée chez Stax/Volt. En vérité, il faut de longs mois et l'appui de
John « R. » Richbourg, un disc‑jockey de Nashville, pour que These Arms of
Mine donne à Redding une stature nationale, que concrétise une modeste
vingtième place dans les classements noirs de Billboard au printemps 1963.
Les choses ne vont guère plus vite à la suite de ce premier hit; de retour
dans les studios Stax à plusieurs reprises, Otis peine à trouver une
audience de grande ampleur avec une suite de singles aujourd'hui
légendaires: That's What My Heart Needs
à l'automne, Pain in My Heart
(un emprunt à Allen Toussaint) au moment de Noël, Come to Me, Security et
Chained and Bound en 1964. L'originalité de Redding, qui apparaît de façon
flagrante dans son utilisation des ponctuations de cuivres comme dans sa
manière toute personnelle de détacher les syllabes et de scander les paroles
de ses chansons, n'est qu'accessoirement en cause dans ses difficultés à
percer, à une époque où sa notoriété se limite au Sud traditionnel qu'il
sillonne inlassablement le week‑end, et à quelques milliers d'amateurs dans
les ghettos des grands métropoles du Nord. Cette disparité s'explique en
partie par les moyens limités dont dispose Stax, un an avant l'arrivée
salvatrice d'Al Bell à la tête du département promotion, mais aussi par la
suppression des classements R&B dans les colonnes de Billboard à cette
période, un phénomène qui joue en sa défaveur.
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Au lieu de se
décourager, Redding affirme sa force de caractère en continuant à proposer
des compositions personnelles dans un registre marqué par les ballades en
rythme 6/8. Avec l'aide de son manager Phil Walden, il consolide sa position
en appuyant ses enregistrement par des prestations électrisantes sur scène.
Cette politique porte ses fruits dès la fin de l'hiver 1965 avec l'entrée
dans le Top 10 R&B de son septième single Volt,
Mr Pitiful. Cette
composition co‑signée par Otis et Steve Cropper est une référence amusée au
surnom donné au chanteur par l'un des animateurs de la station de radio
noire de Memphis, WDIA, à cause des accents déchirants qu'il met dans
l'interprétation de ses ballades. Cette même passion dans l'expression du
chagrin amoureux habite I've Been Loving You
Too Long (to
Stop Now); ce grand classique ‑ écrit
par Otis en collaboration avec Jerry Butler dans une chambre d'hôtel de la
ville de Buffalo où les deux hommes se trouvent en tournée ‑ sera le
principal titre de gloire de Redding jusqu'à la sortie de
Dock of the Bay
trois ans plus tard. Vendu à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires,
I've Been Loving You Too Long (to Stop Now)
ne rate la première marche des charts R&B et le Top 20 Pop que d'une place,
confortant la position de Stax sur le marché du disque.
Le succès est
à peine moindre pour Respect
à l'automne 1965, dans un registre politique qui n'échappe à personne à
l'heure où le ghetto de Watts à Los Angeles vient d'être traversé par des
émeutes sanglantes, quelques mois seulement après des événements comparables
à Harlem. Désormais reconnu comme une vedette dans sa propre communauté,
celui que l'on surnomme le « Big 0 » tente pour la première fois de
transgresser les tabous culturels du show‑business américain pour se faire
un nom auprès du grand public. A l'image de Sam Cooke, disparu peu de temps
auparavant et dont il se veut l'héritier, Otis se fait engager au Whisky A
Go Go, un club chic de Los Angeles, avant de poursuivre sur sa lancée en se
produisant en France et en Angleterre.

Photo promo Stax
Les velléités
crossover de Redding se manifestent également en studio. À la demande d'Atlantic
qui assure la distribution de ses productions, il propose ses premiers
albums; à une époque où le 33‑t est le support privilégié d'une élite
sociale, le succès de Otis Blue/Otis Redding Sing
Soul pendant l'hiver 1965‑66 est un signe qui ne trompe pas. Au cours
des séances d'enregistrement, Steve Cropper suggère à Otis de s'approprier
Satisfaction,
une composition des Rolling Stones qui leur a donné un best‑seller
conséquent pendant l'été 1965; publié sur Otis Blue avant de sortir en 45‑t
en février 1966, Satisfaction
s'installe quelques semaines plus tard dans le Top 40 Pop et à la quatrième
place des charts noirs.
Après le
succès dans les ghettos de My Lover's Prayer,
l'année se poursuit dans la fièvre pour Redding. En dépit de son sous-titre,
Fa‑Fa‑Fa‑Fa‑Fa (Sad
Song) n'a
rien d'une complainte, preuve de l'originalité d'un
auteur‑compositeur‑interprète qui prend plaisir à bousculer les traditions.
Cette chanson co‑signée par Steve Cropper fait référence à l'habitude d'Otis
de fredonner ses mélodies en studio, se contentant de donner aux musiciens
des studios Stax (les MG's, avec Isaac Hayes au piano la plupart du temps)
le tempo et de chantonner la ligne des cuivres. Cette étape est essentielle
dans sa démarche, les cuivres prenant la place habituellement réservée aux
choeurs, comme il l'a vu faire dans les églises de son enfance. La plus
belle réussite du moment reste pourtant Try
a Little Tendemess. Ce vieux cheval de
bataille, co‑signé en 1932 par trois vétérans de Broadway, a réussi aussi
bien à la chanteuse Ruth Etting qu'à l'orchestre de Ted Lewis lors de sa
création, avant d'être repris par la suite par des crooners comme Frank
Sinatra et Bing Crosby. C'est toutefois dans un album live de Sam Cooke que
Redding l'a découvert; comme Cooke ne chante que les deux premiers couplets
de Tenderness sur son disque, Otis n'en connaît pas d'autre, ce qui ne
l'empêche pas d'insuffler une nouvelle vie à ce standard. Le résultat,
bouleversant, donne à Redding son plus grand succès depuis
I've Been Loving You Too Long
pendant l'hiver 1966‑67 (N' 4 R&B, N' 25 Pop).
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Le quotidien
du chanteur au cours des mois qui précèdent sa disparition n'a plus grand
chose à voir avec celui qu'il a connu à ses débuts sur le chitlin'' circuit
sudiste, alors qu'Aretha Franklin donne à
Respect une audience inespérée et que le
propre protégé d'Otis, Arthur Conley, réalise un beau
doublé dans les Top 10 Pop et R&B avec Sweet
Soul Music. Outre une tournée européenne au
printemps, le changement de statut dont bénéficie alors la soul sudiste
trouve sa meilleure illustration à l'occasion du concert que donne Otis en
juin 1967 à l'occasion du Monterey Pop Festival, un rassemblement
annonciateur de Woodstock où il fait figure de héros, au même titre que Jimi
Hendrix.
Pour asseoir
définitivement sa position auprès de son nouveau public, il a besoin d'un
succès Pop incontournable que ni Glory of
Love (une reprise
d'un vieux standard de
Benny Goodman) ni ses duos avec Carla Thomas cette saison‑là,
Tramp et
Knock on Wood, ne
lui ont donné malgré l'accueil qui leur a été réservé par le public
afro‑américain. A la fin du mois de novembre, il pense tenir la solution à
son problème en finalisant avec l'aide de Steve Cropper un projet dont
l'idée lui est venue sur les quais de Sausalito en Californie, au moment de
son passage au festival de Monterey. Avec la bénédiction des dirigeants de
Stax, il s'aventure dans un registre folk proche des préoccupations du
public des campus en enregistrant (Sittin'on)
The Dock of the Bay.
Le temps va lui donner raison, sans lui permettre d'assister à ce qui va
devenir un triomphe posthume.
Le 10
décembre, Otis se rend en avion de Cleveland, où il vient d'enregistrer une
émission télévisée, à Madison dans le Wisconsin. Comme le racontera le
trompettiste Ben Cauley, unique survivant de ce drame, le temps est
détestable et l'avion privé du chanteur s'écrase dans les eaux glacées du
lac Monona à quelques minutes de l'atterrissage, tuant Otis et les Bar‑Kays
qui constituent depuis quelques mois son orchestre de tournée; pour son
enterrement, Redding réunit autour de lui les plus grandes figures de la
soul, en particulier Joe Tex, Johnnie Taylor, Don Covay, Solomon Burke,
Percy Sledge, Joe Simon et Sam Moore qui le portent en terre. Au cours des
jours qui suivent, tout le métier du disque porte le deuil de ce héros
tragique, disparu tout juste trois ans après Sam Cooke, mais ce sont ses
fans qui se chargent de lui rendre un hommage à la mesure de son talent; en
poussant The Dock of the Bay
jusqu'à la première place des classements Pop et R&B au début du printemps
1968, ils concrétisent l'idéal que Redding s'était fixé: rallier tous les
publics autour de la bannière soul.
Photo ©JLRancurel
Ce succès
populaire va lui survivre longtemps, en particulier lors de la remise des
Grammy Awards au début de 1969 où il est doublement cité comme auteur et
interprète de The Dock of the Bay.
Propriétaire des enregistrements inédits d'Otis, Atlantic n'a pas attendu
cette cérémonie pour publier une série d'albums composés d'inédits – The
Immortal Otis Redding et Otis Redding in Person at the Whiskey A Go
Go en 1968, Love Man en 1969, Tell the Truth l'année
suivante ‑ qui vont permettre à son palmarès de s'enrichir de quelques
titres supplémentaires dont I've Got Dreams
to Remember
et Papa's
Got a Brand New Bag sont les plus
marquants. Au delà de ces succès commerciaux immédiats, la voix d'Otis
Redding ne s'est jamais tue; considéré comme l'une des figures tutélaires de
la soul la plus pure avec James Brown et Aretha Franklin, celui qui
personnifie le son Stax originel continue à faire l'objet de toutes les
attentions des propriétaires de son patrimoine enregistré. De façon plus
anecdotique, mais significative de son impact dans le temps et l'espace, la
ville de Poretta en Italie a souhaité donner son nom à un parc où s'est
longtemps déroulé en son honneur un festival à la gloire de la soul sudiste.
©
Sébastian Danchin et les Éditions Fayard / 2002
