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magazine EYE, avril 1968, Vol. 1 N°2


 

Otis Redding, le Roi  Par Jon Landau
 

traduction Frédéric Adrian
 

        Les musiciens se voient de différentes façons. Certains, les plus rares, sont des artistes, prêts à n’importe quel sacrifice pour protéger l’intégrité de leur art. D’autres sont des poseurs qui adoptent la posture de l’artiste sans l’art, et qui ainsi attirent la partie du public qui aime se prendre au sérieux sans l’être. Et ensuite il y a ces interprètes qui n’entrent dans aucune de ces catégories, mais qui se voient comme des entertainers, des hommes de spectacles. Ils ne prétendent pas viser une quelconque qualité artistique, mais sont sincèrement et explicitement attachés à la satisfaction de leur public et à leur succès. Ainsi était Otis Redding.

 Redding désirait profondément le succès et la sécurité, titre d’un de ses premiers succès (Security). Pour les obtenir, il est devenu un homme de spectacle, ce qu’il savait le mieux faire. Peut-être voyait-il cela comme sa porte de sortie d’une vie lugubre comme membre de la classe laborieuse de Macon en Géorgie.

 Cependant, en tenant compte de ces motivations, il n’est pas du tout étrange de constater que Redding a développé un style profondément personnel, intime, et loin d’être aussi commercial qu’il aurait pu l’être. Et ce que cela indique est que Redding ne s’est pas attaché à ne faire que ce qui pouvait le rendre populaire. Il ne pouvait pas. Il n’avait pas les capacités qui lui auraient permis de savoir toujours le sens du vent et de suivre cette direction. Sa compréhension de la musique n’était pas quelque chose qu’il pouvait déclencher à la demande, en fonction des succès du moment. Je pense qu’Otis ne pouvait pas s’en empêcher : la musique faisait trop partie de lui. Il était en réalité un artiste « populaire » (« folk ») et il ne pouvait échapper au climat musical qui l’a entouré toute sa vie, et à partir duquel il a créé sa propre musique.

 La volonté de faire le bien est une caractéristique de tous les artistes soul, car ils ont tous la même expérience, James Brown autant que Wilson Pickett et autant que Redding lui-même. Tous viennent des zones rurales du Sud. Leur culture musicale est limitée à la musique populaire, country and western, blues, gospel, et une partie de la pop. Et ils ont du construire eux-mêmes leur style propre à partir de ces expériences réduites. Les limites de leurs contacts adolescents avec la musique leur enlèvent souvent toute possibilité d’être réellement adaptables. Ils n’ont pas le choix : ils finissent par mettre tout ce qu’ils ont dans la forme musicale dans laquelle ils ont choisi de s’exprimer. Le manque d’intellectualisation et de détachement qui est nécessairement un élément de ce type d’expression est responsable de l’extraordinaire personnalité de la musique qui en résulte. La musique soul ressemble à la musique folk par son absence de conscience d’elle-même. Et c’est de l’art, quand bien même l’artiste ne chercherait pas à faire autre chose que divertir.

   

  Sam Cooke

 

 Otis Redding était le plus récent, le plus influent, et le plus talentueux d’une longue lignée de tels musiciens. Il a construit son style à partir de deux de ses prédécesseurs réellement importants : Little Richard, son idole d’enfance, et Sam Cooke. Pendant l’enfance de Redding, qu’il a passé à Dawson et à Macon, en Géorgie, Little Richard était en train d’inventer son style de rythm ’n’ blues dynamique et criard et de le placer au sommet des classements pop. Richard étant également natif de Macon, il a fait une forte impression sur Otis. Cette influence peut être entendue le plus directement sur son premier album, Pain in my Heart, enregistré en 1962 et 1963. Sur ce disque, il y a plusieurs morceaux qui sonnent tellement comme Little Richard qu’il est difficile de croire que c’est réellement Redding qui chante.

 Il n’a pas fallu longtemps à Redding pour dépasser cette dépendance vis-à-vis de Little Richard, mais il n’est jamais totalement sorti de son amour pour Sam Cooke, ni de l’influence de la musique de Cooke. Cooke était la plus grande vedette dans son genre de 1957, année de son n°1 dans les hit-parades You send me, à sa mort tragique de 1964. Il n’y a pas de star soul qui ne le considère pas comme une influence stylistique majeure ; la majorité dirait même qu’il est la seule influence importante. Il avait une voix douce et chaude, qui pouvait être insupportablement personnelle même en interprétant  les chansons les plus médiocres. Redding a inclus des chansons de Cooke sur tous ses albums sauf un, et l’un des morceaux les plus populaires dans ses spectacles était toujours Shake de Sam Cooke.

 

 

 Les débuts de Redding dans le show business  sont une histoire simple. Il a fait son apprentissage dans un groupe appelé Johnny Jenkins and the Pinetoppers. A la fin de son adolescence, il est devenu le chanteur du groupe et a accumulé de l’expérience en jouant pour le public exigeant du circuit des associations d’étudiants des universités du Sud. En 1962, Jenkins devait enregistrer un morceau pour Atlantic records sans Redding, mais il a demandé à Otis de le conduire jusqu’à Memphis, où les sessions étaient prévues. Quand Jenkins a fini son enregistrement, il restait 40 minutes de temps de studio. Otis a eu la permission d’enregistrer une chanson qu’il avait écrit et intitulée These arms of mine. Cela devint la première publication d’Otis et lança sa carrière solo. Memphis devint sa base d’enregistrement, et il a fait tous ses enregistrements avec les musiciens merveilleux qui avaient joué sur These arms of mine, c’est-à-dire Booker T Jones and the MG’s et les cuivres des Mar-Keys. Il a aussi commencé à écrire en collaboration avec Steve Cropper, le guitariste des MG’s, tôt dans sa période Memphis.

 Entre 1962 et 1964 Redding a enregistré une série de ballades soul. Ces chansons étaient marquées par des paroles sentimentales sans complexe demandant le pardon ou suppliant une petite amie de venir à la maison. Les titres sont révélateurs : Souffrance dans mon cœur (Pain in my heart), Monsieur Pitoyable (Mr Pitiful) et Voilà combien mon amour est fort (That’s how strong my love is), le dernier des meilleurs enregistrements d’Otis. Ce type de morceaux est assez populaire avec les acheteurs de disques afro-américains des villes. Il devint vite connu comme « Mr Pitiful », d’après la chanson à succès, et gagna la réputation d’être le meilleur interprète de ballades soul.

 Le grand saut d’Otis, autant comme artiste que comme star, intervint en 1965, une année cruciale pour la musique pop, marquée par l’avènement des Rolling Stones. Ce fut aussi l’année pendant laquelle la soul moderne a commencé à prendre forme. Pendant l’é 1965, Midnight Hour par Wilson Pickett (enregistré avec les même musiciens utilisés par Redding) est monté dans les hit-parades, et James et les Flames nous disaient que « Papa avait un nouveau truc » (Papa’s got  a brand new bag). De plus, les Stones reconnaissaient l’importance de la musique soul en tant que base pour le nouveau rock en publiant Out of our heads, qui incluait leur version de tubes de Solomon Burke, Don Covay, Marvin Gaye et Otis. Enfin l’été de 1965 a vu la publication par Otis de sa plus belle composition personnelle, Respect.

 Respect était un succès dans les hit-parades soul. Artistiquement, il s’agit d’un disque puissant, entraînant, qui illustrait la qualité détendue du son de Memphis à son meilleur. Le chant d’Otis était frénétique, puissant et séduisant. Cela l’a sorti de l’impasse des ballades purement soul, et, avec I’ve been loving you too long (sa meilleure ballade soul), constituait le stade ultime de son développement artistique. Il s’agissait du premier disque qui était purement Redding. Il était maintenant indépendant et ne s’appuyait plus sur le style de personne. Il n’en avait plus besoin.

 

Jerry Wexler & Aretha Franklin

 

Malheureusement pour Redding, l’Amérique blanche attendit Aretha Franklin et 1967 pour apprécier Respect. Mais le succès considérable des enregistrements de Redding dans le marché noir indiquait que sa plus grande chance de succès auprès du public pop serait avec les chansons rapides. Les ballades lentes, éloquentes et majestueuses qu’il chantait si bien demandaient tout simplement trop de patience de la part d’un public d’autoradio. Otis fit succéder à Respect sa version surexcitée de Satisfaction, retournant aux Stones l’admiration qu’ils lui avaient montrée. Les Stones ont proclamé que la version de Redding était la meilleure qu’ils aient entendue. Cela devint sa meilleure vente de 45 tours, et si les DJs blancs qui contrôlaient la radio de banlieue l’avaient diffusée plus souvent, le disque aurait pu être un énorme succès.

 Mais Otis se heurta là à un dernier obstacle sur la route du succès complet, à la suite de Chuck Berry et James Brown. Aucun de ces artistes ne fait de la « jolie » musique. En fait certaines personnes la trouvent vulgaire. La majorité du public blanc n’était pas prête pour lui.

 Malgré cela, Otis Redding était un artiste de scène extrêmement populaire. Il avait le circuit du ghetto – Harlem, Watts, et Roxbury – à ses pieds. Il était à l’aise financièrement et possédait un grand ranch à Macon. Malgré tout, je suppose que la célébrité lui importait autant que l’aspect financier, comme il le dit dans sa version de My Girl des Temptations, où il chante « je n’ai pas besoin d’argent, tout ce dont j’ai besoin c’est ma célébrité ».

 Il a continué à publier des ballades, alors même qu’il savait que les morceaux rapides étaient la clé du succès dans le marché pop, comme ses amis chez Stax, Sam and Dave l’avaient récemment prouvé avec leur disque d’or pour Soul man. Redding aimait sa musique, et, lorsqu’il en parlait lors d’interview, faisait preuve d’une compréhension approfondie de ce dont il s’agissait. Le trait principal de la soul moderne était, selon Redding, son rythme martelé (stomp). Le shuffle à l’ancienne était un anachronisme ; seul un de ses disques importants reposait dessus : Shake. Mais au delà de sa compréhension musicale des impératifs de son style propre, Redding n’a jamais eu aucun doute sur son objectif en tant qu’homme de spectacle. Il croyait à la communication. Chaque instrument technique qu’il a créé était conçu pour développer ses capacités à communiquer. A la racine de la conception de la communication de Redding, il y avait la simplicité. La musique de Redding était toujours délibérément simple. Directe, non-intellectuelle, honnête et concise.

 En 1965, le style de Redding atteint sa maturité artistique. Tôt dans l’année, son album Dictionnary of soul, avait été publié. La pochette était typique du mauvais goût des pochettes Stax-Volt,  mais le disque à l’intérieur était le meilleur jamais venu de Memphis, vraiment un des meilleurs enregistrements pop de la décennie. C’est certainement le meilleur exemple de soul moderne jamais enregistré.

 

 

 Dictionnary of soul indiquait finalement que si Otis pouvait avoir du succès en dehors du public soul habituel, ce devrait être parce que la musique soul avait du succès avec le public pop. Redding n’allait pas changer sa musique. Il savait comment faire son truc, aimait ça, était déjà reconnu pour ça, et savait que son tour viendrait. On peut douter que l’idée d’altérer son style pour augmenter ses ventes de disque lui ait traversé l’esprit. Il avait perfectionné son truc personnel : sa grammaire vocale, son rapport avec ses accompagnateurs, et sa musique linéaire et totalement impliquée. Sur Dictionnary, le résultat de cette perfection est évident tout du long. Religieux dans son intensité émotionnelle, il exprime un mode de vie. Les compétences maîtrisées avec lesquelles sont interprétées les ballades soul, notamment You’re still my baby et Try a little tenderness, sont particulièrement impressionnantes. Il chante le blues comme personne sur Hawg for you, et insuffle une nouvelle vie au Day Tripper des Beatles. Il s’agit du sang et des tripes de Redding, et n’importe qui entend Dictionnary reconnaît sa grandeur.

                                         Jon Landau
 

voir la page "DICTIONNARY OF SOUL"
 

 

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