En février
1968, Aretha emporte ses deux premiers Grammy Awards (elle en gagnera au
moins un par an jusqu'en 1974!). En Mars elle est en tournée en
Angleterre. Elle rentre aux Etats-Unis en Avril pour l'enterrement de
Martin Luther King (où elle chante "Precious Lord").
Elle retourne en Europe finir sa tournée, elle est à
l'Olympia de Paris le 7 Mai 1968 (voir photos tout en bas de
la page), d'où sortira un premier album live en
Octobre.
En Juin elle est au
Madison Square Garden de New York pour un concert "Soul Together" en
hommage à Martin Luther King avec Sonny & Cher, Sam & Dave, Joe Tex,
King Curtis...
Le 28 Juin
1968, elle fait aussi (c'est une première pour une artiste de musique
Soul) la une de
Time
Magazine.
Cet article est crucial à plusieurs titres. D'abord il tente de définir
la musique soul, son histoire et ses personnages historiques. Ensuite,
il rend un hommage précoce à cette grande dame de la soul qu'est Aretha
Franklin. Enfin, c'est l'un des rares articles à décrire le succès d'Aretha
Franklin sans cacher son statut de femme battue, sa profonde tristesse
désemparée, son état quasi permanent de recluse en dépression.
Suite à un procès à Time Magazine de la part de son mari, Ted
White, elle le
regrettera et se méfiera désormais des journalistes. Néanmoins ce
témoignage est très émouvant et aussi intéressant, en particulier à ce
moment clé de sa carrière, sans pour autant dévoiler tous les mystères
de la vie et de la personnalité d'Aretha Franklin... Plutôt que de le
traduire en entier, en voici de longs extraits, principalement des pages
63 et 64:
2)
L'article de Time Magazine du 28 Juin 1968
LADY SOUL: SINGING IT LIKE IT IS
(Lady Soul: Chanter la vie comme elle est)
Page 62:
L'article commence en tentant de définir ce qu'est la soul.
Extraits:
Ray
Charles: "C'est comme l'électricité, on ne sait pas vraiment ce que
c'est, mais c'est une force qui peut éclairer une pièce".
Jim
Stewart: "Ça décoiffe, ça n'est pas "amour toujours"
(1). C'est la vie. Quelquefois
c'est la violence et le sexe. C'est comme ça dans ce monde. Quelquefois
c'est animal, mais avouons que nous avons de l'animal en nous".
Aretha
Franklin: "Si une chanson parle de quelque chose qui m'est arrivé ou qui
pourrait m'arriver, c'est bien. Mais si elle m'est étrangère, je ne
pourrais rien en faire. Parce que c'est ça la soul: juste vivre et
supporter".
"Sock
it to me"
(2): l'une des variations d'Aretha
autour de l'expression "whip
it"
(fouette le), est une autre de la longue liste des termes sexuels du
blues et du jazz qui sont passés dans le langage respectable de tous les
jours. Devenue célèbre grâce aux enregistrements d'Aretha ou de Mitch
Ryder, "Sock
it to me"
est maintenant utilisée de façon neutre dans l'emission de TV "Rowan
and Martin's Laugh In"
(La maison du rire de Rowan et Martin) et vue couramment sur les
autocollants des pare-chocs ou même sur les affiches politiques. "Jazz"
(à l'origine un verbe copulatoire) et "rock'n'roll" (des paroles de blues "My
baby rocks me with a steady roll" = mon bébé me berce avec un balancement régulier) en sont
d'autres exemples.
Page 63:
Godfrey Cambridge, acteur noir: "C'est ce dont parlent la plupart
des chansons de soul. Prenez "Dr.
Feelgood"
(Dr. C'est bon) d'Aretha: une femme travaille toute la journée à faire la
cuisine et le ménage pour des blancs, puis elle rentre chez elle et doit
faire la cuisine et le ménage à son homme. Le sexe est la seule chose
qu'elle attend, qui lui permet de supporter le jour suivant".
L'empathie
du reste du monde ne rendra pas un chanteur de soul réaliste ou
crédible. Il faut qu'il ait "touché le fond", comme disent les noirs et
"payé sa dette". Aretha, malgré son jeune âge, a largement payé. "Je
n'ai peut-être que 26 ans, mais je suis une vieille femme déguisée en
jeune. 26 ans, presque 65", elle dit, en ne plaisantant qu'à moitié.
"Essayer de grandir fait mal, vous savez. Vous faites des erreurs. Vous
essayez d'apprendre, et quand vous n'y arrivez pas cela fait encore plus
mal. Et j'ai eu mal. Très mal".
Aretha a
grandi dans le quartier noir de l'Est de Detroit, le même quartier où
ont grandi Diana Ross, Smokey Robinson, les Four Tops. La maison des
Franklin était grande, à l'ombre d'un arbre, avec un petit jardin, mais
aussi avec des cafards dans la cuisine et des rats dans la cave. Et la
vie dangereuse du ghetto n'était qu'à un pâté de maison. Cecil, 28 ans,
le frère d'Aretha, se souvient: "Les personnes que vous voyiez qui
avaient du succès étaient les maquereaux, les souteneurs, les joueurs,
les trafiquants de drogue. Aretha savait qui étaient ces gens même sans
les connaître personnellement". Sa mère a quitté la famille quand Aretha
avait six ans et elle est morte quatre ans après, deux chocs qui ont
profondément terrifié la petite fille timide et effacée. Mahalia
Jackson, chanteuse de Gospel raconte: "Après que sa mère est morte,
toute la famille était en recherche d'amour".
Le père d'Aretha,
le Révérend C. L. Franklin, était, et est, le pasteur de l'Eglise
Baptiste
New Bethel
(4500 membres) où les prêches sont si intenses que deux infirmières en
uniforme blanc attendent pour aider des paroissiens épuisés. Franklin,
un évangéliste fougueux, peut faire payer jusqu'à 4000$ pour une
apparition et il a enregistré plus de 70 disques de sermons qui se
vendent bien. Il n'est pas membre de la Conférence des Prêtres Baptistes
mais sa Cadillac, ses épingles en diamant et ses chaussures en alligator
à 60$ témoignent d'un pasteur à succès. A quel point, ça n'est pas
clair, mais lorsqu'il fut poursuivi l'an dernier pour fraude fiscale, le
gouvernement a estimé ses gains entre 1959 et 1962 à plus de 76000$.
Franklin a payé une amende de 25000$. Aujourd'hui, à 51 ans, c'est un
charmeur carré avec une voix de stentor qui n'a jamais laissé l'appel
spirituel gâcher son goût pour un mode de vie agréable.
A travers
son père, Aretha fut immergée dans la musique gospel à la maison et à
l'église. Des stars comme Mahalia Jackson, Clara Ward et James Cleveland
venaient souvent à la maison pour improviser, crier et taper des mains,
chanter et jouer toute la nuit tandis qu'Aretha regardait d'un coin de
la pièce. Une fois, lors des funérailles d'une tante d'Aretha, Clara
Ward chantait "Peace
in the Valley"
(La paix dans la vallée) et, dans sa ferveur, elle déchira son chapeau
et le jeta par terre. "C'est là que j'ai eu envie de devenir chanteuse"
dit Aretha. Elle en avait bien l'esprit. Après son premier solo dans
l'église à l'âge de 12 ans, les paroissiens excités se rassemblèrent
autour de son père et dirent: "Oh, cette enfant peut clairement
chanter".
Deux ans
après, elle était chanteuse dans la caravane de son père, un show
évangéliste qui traversait le pays en voiture (sauf pour Franklin père
qui préférait l'avion). Bien que cela forma sa voix et ses qualités
professionnelles, l'expérience des tournées fut aussi une dure
initiation pour Aretha. Cecil dit sèchement: "Conduire huit ou dix
heures pour faire un concert, avoir faim et passer devant des
restaurants mais devoir quitter l'autoroute pour manger dans de petites
villes parce que vous êtes noirs, ça fait de l'effet". Et après le
concert, les fêtes dans les chambres d'hôtel avec les musiciens plus
âgés, où l'alcool et le sexe abondaient, ça fait de l'effet aussi
(3).
A 18 ans,
inspirée par l'exemple de Sam Cooke, Aretha décide de s'essayer au
registre pop. Elle commença par auditionner pour une productrice de
New-York appelée Jo King. Madame King se souvient: "Aretha ne faisait
rien comme il fallait mais ça sortait pas mal. Elle avait quelque chose,
une conception personnelle de la musique qui ne nécessitait pas
d'astuces supplémentaires. Elle était une musicienne complète et
honnête". Entraînée par Madame King, elle obtint un contrat avec
Columbia Records et commença à tourner dans des petits clubs de jazz et
de rhythm & blues, avec des résultats décourageants. "J'avais peur, je
chantais en regardant le sol", dit-elle. En studio, elle enregistre
morceau après morceau avec des arrangements typiquement pop, mais sans
succès commercial. Au fond d'elle, elle savait ce qui n'allait pas dans
ce répertoire de standards, de chansons jazz et de nouveautés: "Ça
n'était pas vraiment moi".
Et puis, il
y a 18 mois, elle changea pour Atlantic Records qui, depuis deux
décennies, s'est spécialisé en rythm & blues. Le producteur Jerry Wexler
l'a entourée d'une section rythmique funky de Memphis (qu'elle rejoint,
à la hauteur, au piano) et l'a libérée pour qu'elle s'engouffre dans le
sillon de la soul
(4). Son premier disque, "I never loved a man" s'est vendu à un million de copies. "Pendant si
longtemps il semblait que je n'aurais jamais un disque d'or. J'en
voulais tellement un" dit-elle.
Page 64:
Ce n'était
que le début. Aretha enchaîna sur une année remarquable. Elle récolta
quatre autres disques d'or, vendit 1.200.000 albums, gagna deux Grammy
awards et fut citée par Bilboard Magazine comme la plus grande chanteuse
de 1967. Elle fit une tournée en Europe et fut accueillie en Angleterre
comme la nouvelle Bessie Smith, la première (1894-1937) des grandes
chanteuses de blues. Ray Charles l'appelle "l'une des plus grandes que
j'ai jamais entendu". Janis Joplin, 25 ans, probablement la chanteuse la
plus puissante qui émerge du rock blanc la qualifie de "meilleure nana
qui chante depuis Billie Holiday". Les ennuis sont finis.
Professionnellement, en tout cas. Personnellement, elle reste enfermée
dans une tristesse douloureuse et d'autant plus impénétrable qu'elle en
parle rarement, sauf quand elle chante. Elle a récemment dit à Mahalia
Jackson: "Je vais faire un disque de gospel et dire à Jésus que je ne
peux pas supporter ces fardeaux toute seule".
L'un de ces
fardeaux est peut-être apparu l'année dernière quand le mari d'Aretha,
Ted White, l'a bousculée en public à l'hôtel Hyatt Regency d'Atlanta. Ce
n'était pas le premier incident de ce genre. White, 37 ans, un ancien
dilettante dans l'immobilier à Detroit et un brasseur d'affaires de la
rue a bien progressé depuis qu'il a épousé Aretha et pris en charge la
gestion de sa carrière. Mahalia Jackson soupire: "Je ne crois pas
qu'elle soit heureuse. Quelqu'un d'autre lui fait chanter le blues".
Mais Aretha ne dit rien et les autres ne peuvent que spéculer sur le
sens des paroles qu'elle chante:
Je ne sais pas
pourquoi je te laisse me faire ça
Mes amis ne cessent de
me dire que tu n'es pas un mec bien
Mais, oh, ils ne
savent pas que je te quitterais si je le pouvais
Mais que je n'ai
jamais aimé un homme comme je t'aime
(5)
Maintenant
qu'Aretha peut se permettre de rester jusqu'à deux semaines par mois à
Detroit, elle se réfugie souvent dans sa maison coloniale de douze
pièces et 60.000$, avec ses trois fils (âgés de neuf, huit et cinq ans
(6)) et elle se bat avec ses
démons intérieurs. Elle dort jusque dans l'après midi puis se morfond
devant la télévision, fumant cigarette sur cigarette (des
Kools)
et grignotant compulsivement. Elle se remue parfois pour cuisiner, un
passe temps qu'elle apprécie et où elle excelle, et parfois elle aime
s'éloigner pour aller à la pêche. Mais son cercle social est confiné à
des amitiés de jeune fille avec qui, jusqu'à il y a quelques années,
elle passait les Mercredis soirs à faire du patin à roulette à l'Arcadia Roller Rink.
Les autres
écarts à cette routine sont des visites à son père, son frère Cecil
(maintenant assistant pasteur à l'Eglise de
New Bethel) ou sa soeur Carolyn, 23 ans, qui dirige
le trio des choeurs qui l'accompagnent et écrit des chansons pour elle.
Une autre soeur, Erma, 29 ans, est une chanteuse pop qui vit à New-York
City. Quelquefois, avec sa famille, elle s'ouvre assez pour faire des
imitations de la voix de W. C. Fields ou de Bela Lugosi en Conte Dracula
("Ponsoir Mr. Renfieldt, che fous attendais!"). Mais Cecil précise:
"Depuis quelques années Aretha n'est tout simplement pas Aretha. Vous en
voyez des éclairs et puis elle retourne dans sa coquille". Comme une
amie l'indique, "Aretha ne se réveille que lorsqu'elle chante", sa seule
consolation est lorsqu'elle se met au piano, quand elle travaille un
nouveau morceau ou un gospel familier, où lorsqu'elle se perd en
sentiment sur un blues plaintif...
(...)
- Suit un
extrait d'un livre de James Baldwin -
Page 65:
- Suit une
rapide histoire de la musique noire américaine: les champs de cotons, le
gospel, le jazz, le blues, l'arrivée du rock blanc américain, celle du
rock blanc anglais (qui rend hommage aux sources et permet aux blancs
américains de découvrir le patrimoine noir), Ray Charles, le
cross-over, Lou Rawls et le
Chitlin Circuit,
puis Atlantic, Wilson Pickett, Sam and Dave, Motown et l'émergence d'une
identité noire et fière -
Page 66:
- Arrive la
question de savoir si un blanc ne peut pas avoir la "soul" et Time
magazine de faire sa liste (Frank Sinatra, Peggy Lee, The Righteous
Brothers, Paul Butterfield, Stevie Winwood...). Aretha Franklin y ajoute
Charles Aznavour. A l'inverse, Time magazine signale, ironiquement qu'un
noir qui se rapproche des blancs y perd en "soulitude": Dionne Warwick
qui chante
Alfie,
Diana Ross qui chante Rodgers and Hart etc... Time magazine prédit, dans
un manque de clairvoyance excusable, que ce genre de déviation
n'arrivera jamais à Aretha Franklin... -
La fin de
l'article:
La
profondeur de la fidélité d'Aretha à son héritage peut parfois
s'entendre le Dimanche soir lorsqu'elle est à Detroit. Juste comme elle
le faisait il y a douze ans, elle va à l'office de son père et y chante
un solo. Elle y était récemment, d'abord un peu à l'écart, un peu trop
bien habillée, en vison et en rose, anxieuse et sombre. Malgré la pluie
battante dehors, 1000 paroissiens étaient là: Aretha était revenue.
Elle a
décidé de chanter "Precious
Lord"
(Seigneur Précieux). Les mots, comme le savait la congrégation, étaient
directs et simples:
Seigneur précieux,
prend ma main
Dirige moi, permet moi
de tenir
Je suis fatiguée
Je deviens faible et
épuisée
Entends mes pleurs
Entends mes appels
Tiens ma main
Sinon je tombe
Prend ma main
Seigneur précieux
Dirige moi
Alors que
les premiers accords sortaient de l'orgue et du piano, Aretha sortit du
choeur massé dans les rangées derrière l'autel. Elle se plaça devant un
lutrin, ferma les yeux et chanta "Precious Lord, take my hand...". Les paroissiens approuvèrent de la tête
ou ondulèrent doucement dans leurs sièges. "Chante!", ils crièrent, en
tapant dans leurs mains. "Amen, amen!". Ses lignes mélodiques montèrent
vers le haut, de plus en plus, alors qu'elle laissait son esprit dicter
les variations sur les paroles, s'affinant vers du plus pur soul:
S'il te plait! S'il te
plait! S'il te plait!
Entends mes appels
Parce que je vais
avoir besoin de Toi pour me tenir par la main
Et je vais avoir
besoin de mes amis maintenant parce que je risque de tomber
"D'accord!"
répondit la congrégation. Elle était avec eux maintenant. Sa voix
redescendit vers un souffle de murmure, puis se déclencha en des
sursauts de phrases intenses alors qu'elle finissait presque en parlant:
Tu sais ce qui se
passe... et ce n'est pas un bon moment en ce moment
Juste montre nous le
chemin, juste montre nous le chemin, juste montre nous le chemin vers...
Là où nous devons
rentrer à la maison.
Ensuite,
épuisée et exaltée, Lady Soul dit quelque chose dont personne dans l'église
ce soir ne doutait: "Mon coeur est toujours ici dans la musique gospel.
Il n'est jamais parti.".
3)
Compléments:
L'éditorial
(page 7):
Et une
publicité qui prend toute la double page centrale (pages 44 et 45) pour
un petit jet privé, le Beechcraft. Il est cynique de trouver une telle
publicité dans ce journal, sachant que c'est quand un tel appareil s'est
écrasé qu'Otis Redding et son groupe ont trouvé la mort, 6 mois
auparavant...:
4)
Un commentaire:
A
propos de cet article, Sébastian Danchin dit,
dans son excellente biographie
"Aretha Franklin, Portrait d'une Natural Woman" (Buchet Chastel,
2004, pp 208-210):
"Au Cours de la seconde moitié de l'année 1968, la
chanteuse réserve toutefois son humour à ses passages en studio. Dans
son quotidien, la mésentente avec Ted White atteint son paroxysme, et
elle est autant attribuable à l'autoritarisme de White qu'aux penchants
alcooliques d'Aretha. La situation s'est trouvée exacerbée par la
publication à la fin du mois de juin du portrait équivoque publié dans
Time. Sous le titre «Lady Soul: Singing It Like It Is»,
I'hebdomadaire s'intéresse à l'impact de la soul à travers l'exemple de
l'égérie de ce genre musical qui envahit l'Amérique après avoir conquis
les ghettos. «La soul, c'est comme l'électricité. Personne ne peut la
définir, mais elle a le pouvoir de nous éclairer», explique Ray
Charles en préambule.
Après avoir dressé du nouveau son de l'Amérique noire un
tableau qui ressemble en tout point à celui du blues, l'article
s'évertue à prouver que la prééminence d'Aretha Franklin dans ce
registre est directement liée à l'enfer de sa vie privée. Usant d'un
langage pseudo-branché, le journaliste pérennise le cliché de l'artiste
noire maudite, abandonnée par sa mère et élevée dans la misère. «Dans la
maison de son enfance, il y avait des cafards dans la cuisine et des
rats dans la cave», peut-on lire au début d'un portrait digne de la
Petite Marchande d'allumettes, avant de découvrir une déclaration dont
Aretha a dit et répété par la suite qu'elle avait été retirée de son
contexte : « Je suis déjà une vieille femme, Une
femme de vingt-six ans qui approche de la soixantaine. (...) J'ai commis
des erreurs comme tout le monde, mais je n'ai pas toujours su retenir
les leçons de mes erreurs. J'en ai souffert. Beaucoup souffert.. »
Accumulant les poncifs, Time glisse au passage
quelques remarques équivoques sur les démêlés de C,L. Franklin
avec le fisc l'année précédente, une façon insidieuse de donner une
image stéréotypée de ce prédicateur noir qui roule en Cadillac, arbore
une épingIe de cravate en diamant et porte des chaussures en peau
d'alligator à soixante dollars la paire. Gardant
le meilleur pour la fin, Time s'étend longuement sur les
travers d'Aretha dont on souligne la boulimie chronique et l'addiction à
la cigarette avant de détailler ses déboires conjugaux, insistant sur
les souffrances de cette femme battue qui se réfugie auprès de son piano
dans le secret de son oratoire.
Ted White n'a sans doute rien d'un saint, mais toutes les
vérités ne sont pas nécessairement bonnes à dire. Aretha ne cache pas
son indignation à la lecture d'un portrait qui remet en cause des
souvenirs auxquels elle est très attachée, en particulier celui de sa
mère. «Vous n'allez pas me dire que [ Time ] aurait fait la
même chose avec Doris Day», commente un membre des services de presse d'Atlantic,
soucieux de dénoncer une démarche aux forts relents racistes. «Aretha en
a été traumatisée et je doute qu'elle s'en remette jamais totalement.»
(citation extraite de "Nowhere to Run : The Story of Soul Music" de
Gerri Hirshey, Pan Books, 1985) Cette expérience fait naître chez
Aretha une extrême méfiance de la presse. Cette attitude, loin de
clarifier la situation, va au contraire contribuer à donner d'elle
une image trompeuse, les journalistes prenant un malin plaisir à
discerner du mystère là où s'exprime une simple prudence pudique.
L'article de Time provoque également des remous
dans son entourage et son mariage avec White ne s'en remettra pas.
L'explosion de sa carrière lui ayant permis de comprendre qu'elle avait
le pouvoir de séduire, la séparation définitive intervient en novembre
1968, et elle sera officialisée par un divorce l'année suivante."
(1):
"It's
not the moon in june"
= Ça n'est pas la lune en juin. Rime romantique facile.
(2):
"Sock
it to me"
= "frappe le moi" ou, dans la version légère, "bat la mesure". Mais "sock",
comme "rock",
sonnent proches de "suck"
ou "fuck",
soit suce ou baise,d'autant
qu'un autre sens de cette expression serait "met le moi"... Enfin, selon
le contexte, cela peut aussi être "dis le moi" ou "donne le moi"et
la traduction la plus générale serait "assène le moi". Dans
le contexte de la chanson "Respect", cela voudrait dire "donne moi du
respect". Ce qui augmente le double sens de la chanson, où le "respect"
en question pourrait être de nature sexuelle. Pour mémoire Otis Redding
utilisait déjà cette expression en 1966, par exemple dans Treat her
right , Sweet Lorene, She put the hurt on me,
Hawg for you ...
(3):
Sans le dire clairement, mais il suffit de compter, l'article fait
allusion à un pan de la vie d'Aretha dont les détails sont mal connus.
Elle a eu son premier garçon (Clarence, comme le père d'Aretha,
né en 1956) à 14 ans
et son deuxième (Eddie, né en 1958) à 16 ans, de pères différents dont elle n'a
jamais officiellement révélé les noms et dont certains
épisodes psychiatriques ont défrayé la chronique. Pendant la période Columbia, en
1962, elle épouse Ted White qui remplace Jo King comme manager et qui
lui fait un troisième garçon (Teddy, né en 1963,
aujourd'hui son guitariste sous le nom de Teddy Richards ), alors qu'elle n'a que 21 ans (voir
Page 64). Elle en divorce peu
après l'écriture de cet article et, dès l'année suivante, à 28 ans, elle
a son quatrième et dernier fils (Kecalf, né en 1970,
aujourd'hui un rappeur, et qui a des enfants lui aussi) du photographe Ken Cunningham!
(4):
Deux métaphores musicales dans cette phrase puisque pour "s'engouffre",
l'auteur utilise "swing", et pour le "sillon" il utilise "groove"...
(5):
Extrait de "I
never loved a man... the way I love you",
son premier succès.
(6): Il me semble que ces chiffres sont faux et que c'est plutôt
douze,
dix et cinq ans...
Ted White & Aretha Franklin - mai 1968 - Paris
© Photothèque RANCUREL
Aretha Franklin , Ted White & Kurt Mohr (Rock &
Folk, SoulBag) - Paris - mai 1968
à l'arrière, entre Aretha et Ted White,
Jacques Perrin de SoulBag.
©
Kurt Mohr, collection personnelle