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Aretha Franklin, Juin 1968
traduction et commentaires de Dror - Avril 2005
 


 

 

 

1) Contexte

En 1968, comme elle le dit dans cet article, Aretha Franklin a "26 ans, presque 65". Née le 25 Mars 1942 à Memphis, elle a déménagé avec sa famille à Buffalo puis à Detroit. Cela fait déjà 14 ans qu'elle chante en public. D'abord à l'attention d'un public uniquement gospel lors de tournées avec la congrégation de son père (il en reste un disque enregistré lorsqu'elle à 14 ans, distribué par Chess). Puis, à 18 ans, lorsqu'elle passe à une musique pop mâtinée de jazz, sous la houlette de John Hammond (chez Columbia) où elle recueille surtout un succès d'estime chez les connaisseurs. Ce n'est qu'en passant chez Atlantic, avec Jerry Wexler, qu'elle passe à la soul music et qu'elle rencontre le vrai succès.
 

       
 

De Mars 1967 à Juin 1968 sortent une série d'albums et de singles qui occupent de façon méritée les premières places du Hit-Parade (de ses 6 premiers singles, elle obtient 5 premières places et 1 deuxième place!), aussi bien pour le public blanc que pour le noir, aux Etats-Unis et aussi de l'autre côté de l'Atlantique...
 

1.    I never loved a man the way I love you (avec aussi "Do Right Woman, Do Right Man",
"Respect", "Dr. Feelgood", "Save Me", "Baby, Baby, Baby"...) en Mars 1967
.Pour certains
(dont moi!), c'est le plus parfait album de soul de tous les temps. Pas un morceau,
pas une note, pas un mot d'Aretha n'est en trop ici.

2.    Aretha Arrives (avec "Baby I Love You", "Prove it", "Satisfaction"...) en Août 1967

3.    Lady Soul (avec "You Make Me Feel Like A Natural Woman", "Chain of Fools",
"Since You've Been Gone"...) en Janvier 1968

4.    Aretha Now (avec "Think", "I Say A Little Prayer", "See Saw"...) en Juin 1968

 

              

 

En février 1968, Aretha emporte ses deux premiers Grammy Awards (elle en gagnera au moins un par an jusqu'en 1974!). En Mars elle est en tournée en Angleterre. Elle rentre aux Etats-Unis en Avril pour l'enterrement de Martin Luther King (où elle chante "Precious Lord"). Elle retourne en Europe finir sa tournée, elle est à l'Olympia de Paris le 7 Mai 1968 (voir photos tout en bas de la page), d'où sortira un premier album live en Octobre. En Juin elle est au Madison Square Garden de New York pour un concert "Soul Together" en hommage à Martin Luther King avec Sonny & Cher, Sam & Dave, Joe Tex, King Curtis...
 


    

 

Le 28 Juin 1968, elle fait aussi (c'est une première pour une artiste de musique Soul) la une de Time Magazine. Cet article est crucial à plusieurs titres. D'abord il tente de définir la musique soul, son histoire et ses personnages historiques. Ensuite, il rend un hommage précoce à cette grande dame de la soul qu'est Aretha Franklin. Enfin, c'est l'un des rares articles à décrire le succès d'Aretha Franklin sans cacher son statut de femme battue, sa profonde tristesse désemparée, son état quasi permanent de recluse en dépression. Suite à un procès à Time Magazine de la part de son mari, Ted White, elle le regrettera et se méfiera désormais des journalistes. Néanmoins ce témoignage est très émouvant et aussi intéressant, en particulier à ce moment clé de sa carrière, sans pour autant dévoiler tous les mystères de la vie et de la personnalité d'Aretha Franklin... Plutôt que de le traduire en entier, en voici de longs extraits, principalement des pages 63 et 64:

 

2) L'article de Time Magazine du 28 Juin 1968

 

LADY SOUL: SINGING IT LIKE IT IS

(Lady Soul: Chanter la vie comme elle est)

Page 62:

 

 

 

L'article commence en tentant de définir ce qu'est la soul. Extraits:

Ray Charles: "C'est comme l'électricité, on ne sait pas vraiment ce que c'est, mais c'est une force qui peut éclairer une pièce".

Jim Stewart: "Ça décoiffe, ça n'est pas "amour toujours" (1). C'est la vie. Quelquefois c'est la violence et le sexe. C'est comme ça dans ce monde. Quelquefois c'est animal, mais avouons que nous avons de l'animal en nous".

Aretha Franklin: "Si une chanson parle de quelque chose qui m'est arrivé ou qui pourrait m'arriver, c'est bien. Mais si elle m'est étrangère, je ne pourrais rien en faire. Parce que c'est ça la soul: juste vivre et supporter".

"Sock it to me" (2): l'une des variations d'Aretha autour de l'expression "whip it" (fouette le), est une autre de la longue liste des termes sexuels du blues et du jazz qui sont passés dans le langage respectable de tous les jours. Devenue célèbre grâce aux enregistrements d'Aretha ou de Mitch Ryder, "Sock it to me" est maintenant utilisée de façon neutre dans l'emission de TV "Rowan and Martin's Laugh In" (La maison du rire de Rowan et Martin) et vue couramment sur les autocollants des pare-chocs ou même sur les affiches politiques. "Jazz" (à l'origine un verbe copulatoire) et "rock'n'roll" (des paroles de blues "My baby rocks me with a steady roll" = mon bébé me berce avec un balancement régulier) en sont d'autres exemples.

Page 63:

 

 

 

Godfrey Cambridge, acteur noir: "C'est ce dont parlent la plupart des chansons de soul. Prenez "Dr. Feelgood" (Dr. C'est bon) d'Aretha: une femme travaille toute la journée à faire la cuisine et le ménage pour des blancs, puis elle rentre chez elle et doit faire la cuisine et le ménage à son homme. Le sexe est la seule chose qu'elle attend, qui lui permet de supporter le jour suivant".

L'empathie du reste du monde ne rendra pas un chanteur de soul réaliste ou crédible. Il faut qu'il ait "touché le fond", comme disent les noirs et "payé sa dette". Aretha, malgré son jeune âge, a largement payé. "Je n'ai peut-être que 26 ans, mais je suis une vieille femme déguisée en jeune. 26 ans, presque 65", elle dit, en ne plaisantant qu'à moitié. "Essayer de grandir fait mal, vous savez. Vous faites des erreurs. Vous essayez d'apprendre, et quand vous n'y arrivez pas cela fait encore plus mal. Et j'ai eu mal. Très mal".

Aretha a grandi dans le quartier noir de l'Est de Detroit, le même quartier où ont grandi Diana Ross, Smokey Robinson, les Four Tops. La maison des Franklin était grande, à l'ombre d'un arbre, avec un petit jardin, mais aussi avec des cafards dans la cuisine et des rats dans la cave. Et la vie dangereuse du ghetto n'était qu'à un pâté de maison. Cecil, 28 ans, le frère d'Aretha, se souvient: "Les personnes que vous voyiez qui avaient du succès étaient les maquereaux, les souteneurs, les joueurs, les trafiquants de drogue. Aretha savait qui étaient ces gens même sans les connaître personnellement". Sa mère a quitté la famille quand Aretha avait six ans et elle est morte quatre ans après, deux chocs qui ont profondément terrifié la petite fille timide et effacée. Mahalia Jackson, chanteuse de Gospel raconte: "Après que sa mère est morte, toute la famille était en recherche d'amour".

Le père d'Aretha, le Révérend C. L. Franklin, était, et est, le pasteur de l'Eglise Baptiste New Bethel (4500 membres) où les prêches sont si intenses que deux infirmières en uniforme blanc attendent pour aider des paroissiens épuisés. Franklin, un évangéliste fougueux, peut faire payer jusqu'à 4000$ pour une apparition et il a enregistré plus de 70 disques de sermons qui se vendent bien. Il n'est pas membre de la Conférence des Prêtres Baptistes mais sa Cadillac, ses épingles en diamant et ses chaussures en alligator à 60$ témoignent d'un pasteur à succès. A quel point, ça n'est pas clair, mais lorsqu'il fut poursuivi l'an dernier pour fraude fiscale, le gouvernement a estimé ses gains entre 1959 et 1962 à plus de 76000$. Franklin a payé une amende de 25000$. Aujourd'hui, à 51 ans, c'est un charmeur carré avec une voix de stentor qui n'a jamais laissé l'appel spirituel gâcher son goût pour un mode de vie agréable.

A travers son père, Aretha fut immergée dans la musique gospel à la maison et à l'église. Des stars comme Mahalia Jackson, Clara Ward et James Cleveland venaient souvent à la maison pour improviser, crier et taper des mains, chanter et jouer toute la nuit tandis qu'Aretha regardait d'un coin de la pièce. Une fois, lors des funérailles d'une tante d'Aretha, Clara Ward chantait "Peace in the Valley" (La paix dans la vallée) et, dans sa ferveur, elle déchira son chapeau et le jeta par terre. "C'est là que j'ai eu envie de devenir chanteuse" dit Aretha. Elle en avait bien l'esprit. Après son premier solo dans l'église à l'âge de 12 ans, les paroissiens excités se rassemblèrent autour de son père et dirent: "Oh, cette enfant peut clairement chanter".

Deux ans après, elle était chanteuse dans la caravane de son père, un show évangéliste qui traversait le pays en voiture (sauf pour Franklin père qui préférait l'avion). Bien que cela forma sa voix et ses qualités professionnelles, l'expérience des tournées fut aussi une dure initiation pour Aretha. Cecil dit sèchement: "Conduire huit ou dix heures pour faire un concert, avoir faim et passer devant des restaurants mais devoir quitter l'autoroute pour manger dans de petites villes parce que vous êtes noirs, ça fait de l'effet". Et après le concert, les fêtes dans les chambres d'hôtel avec les musiciens plus âgés, où l'alcool et le sexe abondaient, ça fait de l'effet aussi (3).

A 18 ans, inspirée par l'exemple de Sam Cooke, Aretha décide de s'essayer au registre pop. Elle commença par auditionner pour une productrice de New-York appelée Jo King. Madame King se souvient: "Aretha ne faisait rien comme il fallait mais ça sortait pas mal. Elle avait quelque chose, une conception personnelle de la musique qui ne nécessitait pas d'astuces supplémentaires. Elle était une musicienne complète et honnête". Entraînée par Madame King, elle obtint un contrat avec Columbia Records et commença à tourner dans des petits clubs de jazz et de rhythm & blues, avec des résultats décourageants. "J'avais peur, je chantais en regardant le sol", dit-elle. En studio, elle enregistre morceau après morceau avec des arrangements typiquement pop, mais sans succès commercial. Au fond d'elle, elle savait ce qui n'allait pas dans ce répertoire de standards, de chansons jazz et de nouveautés: "Ça n'était pas vraiment moi".

Et puis, il y a 18 mois, elle changea pour Atlantic Records qui, depuis deux décennies, s'est spécialisé en rythm & blues. Le producteur Jerry Wexler l'a entourée d'une section rythmique funky de Memphis (qu'elle rejoint, à la hauteur, au piano) et l'a libérée pour qu'elle s'engouffre dans le sillon de la soul (4). Son premier disque, "I never loved a man" s'est vendu à un million de copies. "Pendant si longtemps il semblait que je n'aurais jamais un disque d'or. J'en voulais tellement un" dit-elle.

Page 64:

 

 

 

Ce n'était que le début. Aretha enchaîna sur une année remarquable. Elle récolta quatre autres disques d'or, vendit 1.200.000 albums, gagna deux Grammy awards et fut citée par Bilboard Magazine comme la plus grande chanteuse de 1967. Elle fit une tournée en Europe et fut accueillie en Angleterre comme la nouvelle Bessie Smith, la première (1894-1937) des grandes chanteuses de blues. Ray Charles l'appelle "l'une des plus grandes que j'ai jamais entendu". Janis Joplin, 25 ans, probablement la chanteuse la plus puissante qui émerge du rock blanc la qualifie de "meilleure nana qui chante depuis Billie Holiday". Les ennuis sont finis.

Professionnellement, en tout cas. Personnellement, elle reste enfermée dans une tristesse douloureuse et d'autant plus impénétrable qu'elle en parle rarement, sauf quand elle chante. Elle a récemment dit à Mahalia Jackson: "Je vais faire un disque de gospel et dire à Jésus que je ne peux pas supporter ces fardeaux toute seule".

L'un de ces fardeaux est peut-être apparu l'année dernière quand le mari d'Aretha, Ted White, l'a bousculée en public à l'hôtel Hyatt Regency d'Atlanta. Ce n'était pas le premier incident de ce genre. White, 37 ans, un ancien dilettante dans l'immobilier à Detroit et un brasseur d'affaires de la rue a bien progressé depuis qu'il a épousé Aretha et pris en charge la gestion de sa carrière. Mahalia Jackson soupire: "Je ne crois pas qu'elle soit heureuse. Quelqu'un d'autre lui fait chanter le blues". Mais Aretha ne dit rien et les autres ne peuvent que spéculer sur le sens des paroles qu'elle chante:

Je ne sais pas pourquoi je te laisse me faire ça

Mes amis ne cessent de me dire que tu n'es pas un mec bien

Mais, oh, ils ne savent pas que je te quitterais si je le pouvais

Mais que je n'ai jamais aimé un homme comme je t'aime (5)

Maintenant qu'Aretha peut se permettre de rester jusqu'à deux semaines par mois à Detroit, elle se réfugie souvent dans sa maison coloniale de douze pièces et 60.000$, avec ses trois fils (âgés de neuf, huit et cinq ans (6)) et elle se bat avec ses démons intérieurs. Elle dort jusque dans l'après midi puis se morfond devant la télévision, fumant cigarette sur cigarette (des Kools) et grignotant compulsivement. Elle se remue parfois pour cuisiner, un passe temps qu'elle apprécie et où elle excelle, et parfois elle aime s'éloigner pour aller à la pêche. Mais son cercle social est confiné à des amitiés de jeune fille avec qui, jusqu'à il y a quelques années, elle passait les Mercredis soirs à faire du patin à roulette à l'Arcadia Roller Rink.

Les autres écarts à cette routine sont des visites à son père, son frère Cecil (maintenant assistant pasteur à l'Eglise de New Bethel) ou sa soeur Carolyn, 23 ans, qui dirige le trio des choeurs qui l'accompagnent et écrit des chansons pour elle. Une autre soeur, Erma, 29 ans, est une chanteuse pop qui vit à New-York City. Quelquefois, avec sa famille, elle s'ouvre assez pour faire des imitations de la voix de W. C. Fields ou de Bela Lugosi en Conte Dracula ("Ponsoir Mr. Renfieldt, che fous attendais!"). Mais Cecil précise: "Depuis quelques années Aretha n'est tout simplement pas Aretha. Vous en voyez des éclairs et puis elle retourne dans sa coquille". Comme une amie l'indique, "Aretha ne se réveille que lorsqu'elle chante", sa seule consolation est lorsqu'elle se met au piano, quand elle travaille un nouveau morceau ou un gospel familier, où lorsqu'elle se perd en sentiment sur un blues plaintif...

(...)

- Suit un extrait d'un livre de James Baldwin -

Page 65:

 

- Suit une rapide histoire de la musique noire américaine: les champs de cotons, le gospel, le jazz, le blues, l'arrivée du rock blanc américain, celle du rock blanc anglais (qui rend hommage aux sources et permet aux blancs américains de découvrir le patrimoine noir), Ray Charles, le cross-over, Lou Rawls et le Chitlin Circuit, puis Atlantic, Wilson Pickett, Sam and Dave, Motown et l'émergence d'une identité noire et fière -

Page 66:

 

- Arrive la question de savoir si un blanc ne peut pas avoir la "soul" et Time magazine de faire sa liste (Frank Sinatra, Peggy Lee, The Righteous Brothers, Paul Butterfield, Stevie Winwood...). Aretha Franklin y ajoute Charles Aznavour. A l'inverse, Time magazine signale, ironiquement qu'un noir qui se rapproche des blancs y perd en "soulitude": Dionne Warwick qui chante Alfie, Diana Ross qui chante Rodgers and Hart etc... Time magazine prédit, dans un manque de clairvoyance excusable, que ce genre de déviation n'arrivera jamais à Aretha Franklin... -

La fin de l'article:

La profondeur de la fidélité d'Aretha à son héritage peut parfois s'entendre le Dimanche soir lorsqu'elle est à Detroit. Juste comme elle le faisait il y a douze ans, elle va à l'office de son père et y chante un solo. Elle y était récemment, d'abord un peu à l'écart, un peu trop bien habillée, en vison et en rose, anxieuse et sombre. Malgré la pluie battante dehors, 1000 paroissiens étaient là: Aretha était revenue.

Elle a décidé de chanter "Precious Lord" (Seigneur Précieux). Les mots, comme le savait la congrégation, étaient directs et simples:

Seigneur précieux, prend ma main

Dirige moi, permet moi de tenir

Je suis fatiguée

Je deviens faible et épuisée

Entends mes pleurs

Entends mes appels

Tiens ma main

Sinon je tombe

Prend ma main

Seigneur précieux

Dirige moi

Alors que les premiers accords sortaient de l'orgue et du piano, Aretha sortit du choeur massé dans les rangées derrière l'autel. Elle se plaça devant un lutrin, ferma les yeux et chanta "Precious Lord, take my hand...". Les paroissiens approuvèrent de la tête ou ondulèrent doucement dans leurs sièges. "Chante!", ils crièrent, en tapant dans leurs mains. "Amen, amen!". Ses lignes mélodiques montèrent vers le haut, de plus en plus, alors qu'elle laissait son esprit dicter les variations sur les paroles, s'affinant vers du plus pur soul:

S'il te plait! S'il te plait! S'il te plait!

Entends mes appels

Parce que je vais avoir besoin de Toi pour me tenir par la main

Et je vais avoir besoin de mes amis maintenant parce que je risque de tomber

"D'accord!" répondit la congrégation. Elle était avec eux maintenant. Sa voix redescendit vers un souffle de murmure, puis se déclencha en des sursauts de phrases intenses alors qu'elle finissait presque en parlant:

Tu sais ce qui se passe... et ce n'est pas un bon moment en ce moment

Juste montre nous le chemin, juste montre nous le chemin, juste montre nous le chemin vers...

Là où nous devons rentrer à la maison.

Ensuite, épuisée et exaltée, Lady Soul dit quelque chose dont personne dans l'église ce soir ne doutait: "Mon coeur est toujours ici dans la musique gospel. Il n'est jamais parti.".

 

3) Compléments:

L'éditorial (page 7):

 

 

 

Et une publicité qui prend toute la double page centrale (pages 44 et 45) pour un petit jet privé, le Beechcraft. Il est cynique de trouver une telle publicité dans ce journal, sachant que c'est quand un tel appareil s'est écrasé qu'Otis Redding et son groupe ont trouvé la mort, 6 mois auparavant...:

 

 
 

4) Un commentaire:  

A propos de cet article, Sébastian Danchin dit, dans son excellente biographie "Aretha Franklin, Portrait d'une Natural Woman" (Buchet Chastel, 2004, pp 208-210):

"Au Cours de la seconde moitié de l'année 1968, la chanteuse réserve toutefois son humour à ses passages en studio. Dans son quotidien, la mésentente avec Ted White atteint son paroxysme, et elle est autant attribuable à l'autoritarisme de White qu'aux penchants alcooliques d'Aretha. La situation s'est trouvée exacerbée par la publication à la fin du mois de juin du portrait équivoque publié dans Time. Sous le titre «Lady Soul: Singing It Like It Is», I'hebdomadaire s'intéresse à l'impact de la soul à travers l'exemple de l'égérie de ce genre musical qui envahit l'Amérique après avoir conquis les ghettos. «La soul, c'est comme l'électricité. Personne ne peut la définir, mais elle a le pouvoir de nous éclairer», explique Ray  Charles en préambule.

Après avoir dressé du nouveau son de l'Amérique noire un tableau qui ressemble en tout point à celui du blues, l'article s'évertue à prouver que la prééminence d'Aretha Franklin dans ce registre est directement liée à l'enfer de sa vie privée. Usant d'un langage pseudo-branché, le journaliste pérennise le cliché de l'artiste noire maudite, abandonnée par sa mère et élevée dans la misère. «Dans la maison de son enfance, il y avait des cafards dans la cuisine et des rats dans la cave», peut-on lire au début d'un portrait digne de la Petite Marchande d'allumettes, avant de découvrir une déclaration dont Aretha a dit et répété par la suite qu'elle avait été retirée de son contexte : « Je suis déjà une vieille femme, Une femme de vingt-six ans qui approche de la soixantaine. (...) J'ai commis des erreurs comme tout le monde, mais je n'ai pas toujours su retenir les leçons de mes erreurs. J'en ai souffert. Beaucoup souffert.. »

Accumulant les poncifs, Time glisse au passage quelques remarques équivoques sur les démêlés de C,L. Franklin avec le fisc l'année précédente, une façon insidieuse de donner une image stéréotypée de ce prédicateur noir qui roule en Cadillac, arbore une épingIe de cravate en diamant et porte des chaussures en peau d'alligator à soixante dollars la paire. Gardant le meilleur pour la fin, Time s'étend longuement sur les travers d'Aretha dont on souligne la boulimie chronique et l'addiction à la cigarette avant de détailler ses déboires conjugaux, insistant sur les souffrances de cette femme battue qui se réfugie auprès de son piano dans le secret de son oratoire.

Ted White n'a sans doute rien d'un saint, mais toutes les vérités ne sont pas nécessairement bonnes à dire. Aretha ne cache pas son indignation à la lecture d'un portrait qui remet en cause des souvenirs auxquels elle est très attachée, en particulier celui de sa mère. «Vous n'allez pas me dire que [ Time ] aurait fait la même chose avec Doris Day», commente un membre des services de presse d'Atlantic, soucieux de dénoncer une démarche aux forts relents racistes. «Aretha en a été traumatisée et je doute qu'elle s'en remette jamais totalement.» (citation extraite de "Nowhere to Run : The Story of Soul Music" de Gerri Hirshey, Pan Books, 1985) Cette expérience fait naître chez Aretha une extrême méfiance de la presse. Cette attitude, loin de clarifier  la situation, va au contraire contribuer à donner d'elle une image trompeuse, les journalistes prenant un malin plaisir à discerner du mystère là où s'exprime une simple prudence pudique.

L'article de Time provoque également des remous dans son entourage et son mariage avec White ne s'en remettra pas. L'explosion de sa carrière lui ayant permis de comprendre qu'elle avait le pouvoir de séduire, la séparation définitive intervient en novembre 1968, et elle sera officialisée par un divorce l'année suivante."

 

 

 

(1): "It's not the moon in june" = Ça n'est pas la lune en juin. Rime romantique facile.

(2): "Sock it to me" = "frappe le moi" ou, dans la version légère, "bat la mesure". Mais "sock", comme "rock", sonnent proches de "suck" ou "fuck", soit suce ou baise,d'autant qu'un autre sens de cette expression serait "met le moi"... Enfin, selon le contexte, cela peut aussi être "dis le moi" ou "donne le moi"et la traduction la plus générale serait "assène le moi". Dans le contexte de la chanson "Respect", cela voudrait dire "donne moi du respect". Ce qui augmente le double sens de la chanson, où le "respect" en question pourrait être de nature sexuelle. Pour mémoire Otis Redding utilisait déjà cette expression en 1966, par exemple dans Treat her right  , Sweet Lorene, She put the hurt on me, Hawg for you ...

(3): Sans le dire clairement, mais il suffit de compter, l'article fait allusion à un pan de la vie d'Aretha dont les détails sont mal connus. Elle a eu son premier garçon (Clarence, comme le père d'Aretha, né en 1956) à 14 ans et son deuxième (Eddie, né en 1958) à 16 ans, de pères différents dont elle n'a jamais officiellement révélé les noms et dont certains épisodes psychiatriques ont défrayé la chronique. Pendant la période Columbia, en 1962, elle épouse Ted White qui remplace Jo King comme manager et qui lui fait un troisième garçon (Teddy, né en 1963, aujourd'hui son guitariste sous le nom de Teddy Richards ), alors qu'elle n'a que 21 ans (voir Page 64). Elle en divorce peu après l'écriture de cet article et, dès l'année suivante, à 28 ans, elle a son quatrième et dernier fils (Kecalf, né en 1970, aujourd'hui un rappeur, et qui a des enfants lui aussi) du photographe Ken Cunningham!

(4): Deux métaphores musicales dans cette phrase puisque pour "s'engouffre", l'auteur utilise "swing", et pour le "sillon" il utilise "groove"...

(5): Extrait de "I never loved a man... the way I love you", son premier succès.

(6): Il me semble que ces chiffres sont faux et que c'est plutôt douze, dix et cinq ans...


 

Ted White & Aretha Franklin - mai 1968 - Paris  © Photothèque RANCUREL

Aretha Franklin , Ted White & Kurt Mohr (Rock & Folk, SoulBag) - Paris - mai 1968
à l'arrière, entre Aretha et Ted White, Jacques Perrin de SoulBag.

©  Kurt Mohr, collection personnelle

 

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