SOULBAG N° 68

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  SPÉCIAL OTIS REDDING 

 par Pierre Daguerre

 1977

 

 

Le 10 décembre de l'année 1977 a marqué le dixième anniversaire de la mort d'Otis Redding. Une décennie, déjà ! Soul Bag a, à plusieurs reprises, évoqué cet artiste dans ses colonnes : chroniques de disques, discographie, «Stax-news»... Dès son premier numéro, le seul à paraître sous le titre de «Super Soul», en 1968, le futur Soul Bag consacrait un imposant dossier à Otis Redding. La biographie d'Otis Redding est dans ses grandes lignes, connue du plus grand nombre d'amateurs de Soul, même de ceux qui ne nous lisent pas depuis longtemps. Alors, en évitant de nous placer sous l'angle de l'anecdote et sans développer une énième analyse musicale tentons simplement de faire le point sur certaines informations généralement peu répandues.

   

The Pinetoppers

de gauche à droite : Samuel "Poor Sam" Davis , Willie "Ploonie" Bowden , Johnny Jenkins , Otis Redding , and Ish Mosley  

" ANOTHER FINE ATTRACTION AVAILABLE THROUGH - PHIL WALDEN - ARTISTS AND PROMOTIONS"

 

Au début des années soixante, un homme entre deux âges nommé Joe Galkin oeuvrait pour la promotion des disques Atlantic dans certains États du Sud-Est américain : les deux Carolines, la Georgie, le Tennessee... Sa fonction principale était de visiter les stations de radio locales ou régionales afin d'y imposer des productions essentiellement new-yorkaises. Un jour, un lycéen qui, avec le concours de son frère Alan, s'occupait du «management» d'un groupe de jeunes musiciens amateurs, le contacta et lui fit découvrir ses protégés, Johnny Jenkins et The Pinetoppers. Le jeune businessman s'appelait Phil Walden. Galkin accepta de l'aider en faisant enregistrer à ce groupe son premier disque, que Walden s'arrangea à faire publier sur un petit label qu’il créa pour la circonstance, Gerald. Ce single instrumental eut un certain retentissement en Géorgie et Galkin, parvint même à en faire acheter la matrice par Atlantic. C'est ainsi que, en 1962, «Love Twist» parut sur étiquette Atlantic, bénéficiant d'une distribution nationale... et d'un échec commercial à l'échelle correspondante. Mais depuis trois années environ, ce groupe de blues «down home» jouissait d'une renommée dans les petits clubs de Macon (Georgie) et de ses environs et ce disque lui valut d'obtenir des engagements plus nombreux ou plus intéressants, notamment dans les campus et collèges régionaux. On était loin d'avoir décroché le hit de l'année mais Galkin, pas découragé pour autant, décida, huit mois après la date de ce premier enregistrement, d'organiser, avec l'accord et le soutien financier d'Atlantic, une nouvelle session de Pinetoppers. Il est difficile de donner la composition de ce groupe car il varia si souvent qu'un seul membre lui fut permanent, son guitariste (gaucher) et leader Johnny Jenkins.  

Phil, Alan Walden et Otis

 

Jusqu'à la fin de l'année 1959 environ, l'orchestre avait une seconde attraction en la personne de son chanteur pianiste, un certain Otis Redding Jr., jeune homme assez sauvage qui, à quinze ans, avait plaqué ses études pour singer les rockers en vogue à l'époque, au grand désespoir de son pasteur de père. Puis Walden lui conseilla d'aller tenter sa chance en Californie, ce qu'il fit. Mais, au bout de six mois environ, Otis retourna dans son Sud natal, fauché et désabusé : il avait bien participé à quelques sessions à Los Angeles, mais, pour survivre, il avait surtout dû occuper certains emplois, ce qui n'était pas précisément le but de cette expatriation. A peine revenu en Georgie, en septembre 1960, il y enregistra le simple «Shout Bamalama», publié sur une petite marque régionale, Confederate, dont le macaron faisait très «old South» en arborant fièrement un drapeau des États confédérés. Demeuré fidèle copain et manager d'Otis, Walden s'efforça de vendre ce disque à quelque compagnie importante, mais personne ne fut acquéreur et une seule station radiophonique de Nashville le diffusa passagèrement. Alors Otis réintégra les Pinetoppers en tant que «road-manager», car Walden avait entre temps monté une petite agence de «management» à Macon et ses artistes déjà nombreux ne lui laissaient plus le temps de suivre tous ses protégés en tournée.

 

         

SHOUT BAMALAMA  et  FAT GAL sur Confederate

 

Quand le vieux promoteur Joe Galkin annonça à Phil qu’une seconde séance allait avoir lieu, celui-ci lui parla de son ami Otis et de son intention d'essayer d'imposer ce malheureux chanteur qui avait été la première recrue de la Phil Walden Artist and Promotions. Mais  Galkin avait entendu «Shout Bamalama» et n'avait rien à faire d'un grossier imitateur de Little Richard: pas question, dans ces conditions, de lancer à nouveau ce mauvais chanteur ! Mais Walden fit tout de même en sorte qu'Otis soit du voyage des Pinetoppers à Memphis. Car, cette fois, Walden n'allait plus être éditeur et c'était le studio Stax que Galkin avait retenu. Et c'est en tant que chauffeur de la camionnette de la bande à Jenkins que Redding débarqua pour la première fois chez Stax en octobre 1962. Là, il assista en observateur à une séance qui, prévue pour durer trois heures, ne put être menée à son terme tant le groupe manquait d'inspiration ce jour là. Alors, Galkin suggéra au preneur de son et producteur, Jim Stewart, le patron de Stax en personne, d'utiliser la dernière demi-heure de location en en faisant profiter Otis. Stewart était réticent mais il finit par se laisser convaincre par Galkin et le batteur AI Jackson qui, déjà, avait sympathisé avec Otis. Stewart retint donc ses musiciens maison et autorisa à prolonger un peu plus le gaspillage...

 

Ainsi, Otis enregistra successivement «Hey Hey Baby», encore un rock à la Richard et la ballade «These Arms Of Mine». Otis avait composé lui-même ce dernier titre et Jenkins le connaissait bien pour l'avoir plusieurs fois interprété sur scène. A cette séance, les accompagnateurs de Redding furent Johnny Jenkins (guitare), Steve Cropper (guitare sur « Hey » seulement), Lewis Steinberg (Fender-basse) et AI Jackson Jr. (drums). On entend également (très faiblement) un orgue sur «These Arms Of Mine» et les archives Atlantic en attribuant le jeu à Booker T. Steve Crooper, qui a souvent narré le déroulement, de cette  séance dont il garde un souvenir impérissable, affirme que le claviste maison était absent et que, pour cette raison, c'est lui, Steve, qui tint le piano sur «Arms». Et mystère quant à l'orgue... Un autre personnage, peu digne de foi il est vrai, a témoigné sur sa participation à cette session et il s'attribue également le rôle de pianiste. Il s'agit d'Alvertis Isbell, alias AI Bell, qui n'entra au service de Stax qu'en 1965 pour diriger le service promotion de la firme jusqu'au début de 1968. Bell avait alors travaillé dans plusieurs stations de radio et même dirigé sa propre marque de disques à Washington, Safice, dont un artiste, Eddie Floyd, l'accompagna chez Stax. Pour en revenir à la séance de «These Arms Of Mine», il faut savoir que Bell était alors disc-jockey à la station de radio WLOK à Memphis.  

Al Bell at WLOK

  On cite toujours Wilson Pickett comme premier artiste Atlantic à être allé enregistrer chez Stax pour le compte de la compagnie de New York. En fait, Johnny Jenkis et The Pinetoppers lancèrent cette  «mode» bien avant lui mais, leur enregistrement n'ayant pas été édité, c'est Otis Redding qui, accidentellement comme on l'a vu, devint le premier artiste non directement recruté par Stax à avoir sorti un disque enregistré dans ce studio. En effet, cette session avait été organisée par Atlantic, que Galkin représentait, et c'est sur Atlantic qu'auraient dû sortir des fruits de cette expérience. Mais Jim Stewart venait, en août 1962, de créer une première sous-marque de Stax, Volt, et, comme il n'avait pas encore trouvé suffisamment de nouveaux artistes à y affecter, Galkin lui permit de conserver la bande de Redding dont on n'était pas sûr qu'elle intéresserait Atlantic. Après tout, Otis n'était lié par aucun contrat à Atlantic qui ignorait jusqu'à l'existence de ce chanteur, n'ayant même pas participé à la séance de «Love Twist». Et puis, à l'époque, Stax n'était finalement qu'une succursale sudiste d'Atlantic. Bref, c'est sur Volt que, en novembre 1962, parut «These Arms Of Mine». Le succès qui suivit appartient désormais à la légende.

   

Otis  Redding & Jim Stewart

Entre Stax et Atlantic, tout avait commencé en 1959, quand Jerry Wexler apprit qu'un duo local, Rufus et Carla, détenait un tube dans la région de Memphis avec 15.000 exemplaires vendus d'un disque paru sur Satellite (futur Stax). Ce label n'étant pas distribué nationalement, il fut facile à Atlantic d'acheter la matrice du 45 tours, «Cause I Love You». Réédité sur Atco, on arriva à vendre plus de 200.000 exemplaires d'une production artisanale et provinciale. Vite après, en automne 59, Carla Thomas enregistrait son premier « single » en solo, «Gee Whiz», qui démarra en flèche sur... Satellite ! Cette fois, Atlantic signa un contrat exclusif à Carla Thomas pour trois ans et «Gee Whiz», réédité sur Atlantic en 1960, se vendit à un million d'exemplaires, devenant le premier disque d'or créé chez Stax. Un peu plus tard dans la même année (1960), suite au succès de «Last Night» par les Mar-Keys (500.000 exemplaires vendus en un temps record), Atlantic et Stax, d'un commun accord, décidèrent que toute la production Stax serait désormais distribuée par Atlantic, sans que le label Stax disparaisse pour autant des 45 tours. Ainsi, Carla Thomas fut la seule artiste arrachés à Stax et, pendant trois ans, ses disques sortirent sur le macaron Atlantic.  Cependant, pour des raisons commerciales (Stax n'était pas encore connu nationaIement), l'étiquette Stax n'était pas encore utilisée sur les albums : les deux premiers LPS enregistrés chez Stax, par les  Mar-Keys sortirent sur Atlantic  étant entendu que l'on doit considérer à part les deux albums initiaux de Carla Thomas. Otis Redding étant un artiste Volt, la sous-marque Atlantic, Atco, fut toute désignée pour prêter son label au LP «Pain In My Heart», premier 33 tours d'Otis sorti en 1963. Mais cette expérience ne fut pas prolongée. Ce disque fut, jusqu'en 1968, le dernier LP Stax/Volt à paraître sur Atlantic.

 

GEE WHIZ   CARLA THOMAS         SOUL DRESSING   BOOKER T. & THE MG'S        COMFORT ME   CARLA THOMAS        PAIN IN MY HEART   OTIS REDDING

 

 En 1965, Atlantic lança une grande offensive «stéréo» qui concerna notamment Stax. Jusque là, tous les disques Stax/Volt avaient été des éditions monophoniques, la dernière étant le LP «Comfort Me» de Carla Thomas (curieusement, il fait immédiatement suite, dans l'ordre numérique, au premier LP d'origine stéréo du catalogue des albums Stax, «Soul Dressing» de Booker T. et M.G.'s). Sur Volt, le premier LP stéréo fut «Otis Blue» de Redding. Pour initier l'équipe du studio Stax aux techniques stéréo, Atlantic dépêcha son ingénieur du son en chef, Tom Dowd, à Memphis et ce LP Volt représente la première expérience stéréo de Stax. L'enregistrement en question eut lieu au début du printemps de 1965.

 

OTIS BLUE / OTIS REDDING SINGS SOUL          GREEN ONIONS   BOOKER T. & THE MG'S          THE GREAT OTIS REDDING SINGS SOUL BALLADS

 

En 1968, dans le cadre d'une campagne de rééditions Stax consécutive à la récente association de cette firme avec la Gulf et Western, Atlantic tint notamment à publier des versions stéréophoniques de plusieurs albums s'étant bien vendus mais n'étant jusqu'alors disponibles qu'en mono. Ainsi furent réédités les albums «Gee Whiz» de Carla Thomas et «Green Onions» de Booker T. et The M.G.'s (tous deux sur Atlantic), «Pain In My Heart» d'Otis Redding (sur Atco) et «Otis Redding Sings Soul Ballads» (sur Volt puis Atco). Toutes ces rééditions avaient nécessité une pratique peu honnête consistant à répartir en deux canaux un enregistrement initialement réalisé en une seule piste. Mais ce traitement ne semblait guère réussir à certains passages instrumentaux qui s'évaporaient dans la manœuvre. Cela rendit inévitable le ré enregistrement de toutes les parties de batterie et de basse, plus, parfois des instruments à vent, et AI Jackson Jr. et Donald «Duck» Dunn durent aller plusieurs fois à New York spécialement pour ce travail, car Stax n'était pas assez bien équipé en matériel de mixage à l'époque.

 

Revenons en 1965. Cette année fut décisive pour Otis Redding : l'artiste avait su prouver sa versatilité en élargissant son répertoire et en imposant un style personnel en passe de devenir internationalement populaire. Ayant perdu son surnom de «Rockhouse» pour se voir attribuer celui de «Mr. Pitiful» par un disc-jockey, il fit ses débuts à la télévision, des tournées nationales dans les clubs importants, le plus souvent en tête d'affiche, et il continuait à enregistrer succès sur succès. Il avait monté une véritable revue et son propre orchestre comprenait généralement, au minimum, dix musiciens. Son show démarrait par quatre autres attractions vocales, des jeunes qu'il avait découverts et qu'il tentait de lancer, parmi lesquels Loretta Williams. De son côté, Phil Walden avait vu son agence de Macon prendre une expansion considérable : cette Paragon Agency était devenue la meilleure adresse du Mid-South pour qui avait du talent et recherchait des engagements. Après Otis, la Paragon s'occupa notamment de Joe Tex, Bobby Marchan et Eddie Mirkland, et Walden ne fut pas étranger à l'entrée de ces deux derniers (le deuxième sous le nom d'Eddie Kirk) chez Volt. Le catalogue Volt s'était d'ailleurs bien enrichi, mais, en dehors d'Otis, la vedette numéro un, seuls deux groupes devaient publier chacun un LP sur ce label du temps de la distribution Atlantic : les Mad Lads (vocal) puis les Bar-Kays (instrumental), deux ensembles que Redding révéla en leur permettant de faire leurs premières tournées avec lui.

 

 Les deux dernières années de la carrière et de la vie d'Otis, 1966-67, furent ses plus productives. Fait pouvant paraître paradoxal, le succès avait transformé ce jeune campagnard irritable, à l'allure gauche, en un artiste plein d'assurance, de sympathie et de sens commercial. Demeurant toujours très intime avec Walden, qui fut son manager de 1959 à 1967, il s'associa à lui pour fonder la compagnie d'éditions musicales Red­wal (Red pour Redding, Wal pour Walden), dont Otis fut le compositeur le plus prolifique. Il écrivait de plus en plus de chansons lui-même, ou parfois en collaboration avec des amis ou des confrères rencontrés en tournées : «I've Been Loving You Too Long» avec Jerry Butler (cf.encadré), «Think About You» et «Demons­tration» avec Don Covay, «Champagne and Wine» avec Roy Lee Johson et le frère de Phil Walden, Allen, «I've Got Dreams To Remember» avec son épouse Zelma,, «Johnny's Heartbreak» avec Arthur Alexander... Il composa aussi des morceaux restés inédits qu'il voulut destiner à Maxine Brown et à Etta James, mais ces expériences ne furent pas concluantes. Il est également peu connu que Curtis Mayfield possède toujours onze chansons inédites écrites par Otis à l'intention de Mayfield Productions. Mais Otis se réservait toujours les compositions les plus intéressantes et il n'aimait pas beaucoup voir des artistes décrocher des tubes dans son répertoire (cf. «Respect» par Aretha Franklin notamment). Le fait qu'il ait pourtant incité Etta James à reprendre « Security » fut exceptionnel. Afin de pouvoir profiter du succès éventuel des artistes qui lui devaient leurs débuts sur scène, il créa les Big « 0 » Productions et lança même sa propre marque de disques, Jotis, distribuée par Atco. Mais les quatre simples sortis sur Jotis ayant été des bides commerciaux, il dut continuer à signer quelques productions sur le label Atco (Arthur Conley, The Delacardos, Jackie Hairston). En 1966, les relations entre Stax et Atlantic commençant à se dégrader, la firme new-yorkaise braqua ses intérêts dans le Sud vers une marque de Muscle Shoals (Alabama), Fame, dont Atco venait d'arracher la distribution à Vee-Jay. Impressionné par la compétence des musiciens du studio Fame, Otis décida d'enregistrer là toutes ses nouvelles productions, après avoir effectué ses premières séances Jotis chez Stax. Bien que le patron de Fame, Rick Hall, n'autorisait personne à s'attribuer le rôle de supervision de toutes les productions issues de son studio à sa place, Otis Redding put diriger plusieurs séances Fame et se voir crédité de la production des oeuvres des artistes lui « appartenant ». Ainsi avant de les transférer sur Atco, Otis fut le producteur d'Arthur Conley et de Billy Young sur Fame. Mais à Muscle Shoals, Otis éclaira de ses conseils des travaux des artistes venus enregistrer là pour le compte d'autres marques : Wilson Pickett (Atlantic), Etta, Irma Thomas, Maurice et Mac (Chess), James et Bobby Purify (Bell), etc.

 

I'VE BEEN LOVING YOU TOO LONG

JERRY BUTLER & OTIS REDDING

... Peut être que le fait d'être trop critique envers soi-même peut mener à rejeter certaines bonnes idées       parmi les mauvaises. Jerry le pense et illustre cette réflexion avec une anecdote:

"Cela explique sans doute toutes périodes de passage à vide de mon passé! (rire). Voyez vous, c'est arrivé avec Otis Redding. Je me rendais à Buffalo et devant changer d'avion à Atlanta j'échouais dans un salon de l'aéroport, Et sur qui est ce que je tombe? Sur ce vieil Otis! Nous avons bavardé et plaisanté pour finalement nous apercevoir que nous étions engagés dans le même show et que nous prenions le même avion. Aussi nous avons donné le concert puis nous sommes retournés à l'hôtel. Et comme nous nous ennuyions ferme, Otis a sorti sa guitare et nous avons commencé à passer en revue les chansons que nous avions chacun commencé de composer et que nous n'avions jamais pû finir, et nous avons essayé de terminer un de ces thèmes sur lequel j'avais besoin que quelqu'un d'extérieur se mette aussi il s' y attela et me dit "J'adore cette chanson".

 "C'était en 1965, à un moment où j'avais besoin d'un "HIT" j'étais dans une période de sérieux passage à vide. Je pensais que ça n’aurait pas d'importance quand, dans son enthousiasme, Otis me dît qu'il voulait l'enregistrer ce qu'il fit. Deux semaines plus tard, je suis à Detroit et je reçois un coup de fil: "Hey man…"  Je dis "Qui est ce ?" Eh c'est Otis. Il dit "C’est un succès foudroyant, on vient juste de le distribuer et nous sommes submergés de commandes, Jerry, c'est bien parti pour être mon plus gros succès". Je lui dis "Otis, je t'en prie ne me dis pas ça. J'ai besoin d'un "HIT" alors ne me dis pas ça". Plus tard à Atlanta une amie me dit "Otis vient de sortir une nouvelle chanson vraiment terrible".  Elle mit le disque, et c'était ma chanson, la moitié de son succès venait de l’interprétation d'Otis - il mourrait littéralement dans cette chanson. Je lui ai dis "continue, alors meurs merde,    si tu souffres à ce point, et bien meurs !... ".

 

Propos recueillis par Fred Rath pour Black Echoes. 4.6.77

 

 

 

De retour d'une triomphale tournée estivale dont on a surtout retenu les passages à Monterey et en Europe, Otis fut condamné à passer l'automne 67 en convalescence forcée dans son nouveau ranch à Macon. Il venait en effet de subir une intervention chirurgicale à New York pour remettre en état ses cordes vocales éprouvées. Il passa ainsi deux mois en famille, à monter des chevaux, chasser, pêcher et surtout à écrire de nouvelles chansons. En tournée, il faisait suivre sa guitare partout et avait ainsi souvent noté des idées de chansons. A peu près rétabli en novembre, il reprit lentement des tournées régionales et fit l'acquisition de son second avion privé pour pouvoir regagner son foyer le plus souvent possible. Il chantait surtout le week end et, le reste de la semaine, il allait presque quotidiennement travailler avec Phil Walden dans leur bureau de Macon. Mais il allait aussi fréquemment passer ses nuits à Memphis pour y mettre au point ses nouvelles chansons avec Steve Cropper. Là, les deux amis commençaient par s'enfermer dans une chambre d'hôtel pour écrire des textes et apporter des retouches à des mélodies qui trottaient déjà dans la tête d'Otis. Ce dernier fredonnait la musique en plaquant quelques accords sur sa guitare tandis que Steve écrivait des paroles. Puis ils allaient au studio où Otis passait la guitare à Steve qui rôdait la rythmique. En autodidacte, Otis fredonnait tous les arrangements à la section des cuivres et puis, le plus souvent en une seule prise, on procédait à l'enregistrement en direct. Otis avait habitué les musiciens à ce travail d'oreille, d'instinct, et chacun savait ce que le chanteur attendait de lui et donnait le meilleur de soi. Quand, un vendredi de décembre, Otis quitta le studio Stax pour aller faire des galas à Cleveland (Ohio) puis à Madison (Wisconsin) accompagné des Bar-Kays, rendez-vous fut pris pour le lundi suivant et nul ne se doutait que Redding venait de mettre en boîte sa dernière séance.

 

 

 

Cette dernière semaine, il avait enregistré quatorze morceaux, tous réussis en fait, mais dont il n'était pas satisfait. Il avait de plus laissé plusieurs bandes inachevées et comptait les compléter ultérieurement ainsi que refaire des parties vocales sur des morceaux enregistrés peu avant son opération à la gorge et qu’il jugeait imparfaits. Après sa mort, le premier morceau qu'on décida de publier, en janvier 1968, fut «(Sittin' on) The Dock Of The Bay», un titre autobiographique inspiré par un séjour d'une dizaine de jours à San Francisco. C'était l'un des tout derniers enregistrements d'Otis et à peu près le seul morceau récent qu'il aimait et qu’il espérait imposer facilement. Et ça devint son plus grand hit, son premier disque d'or, adapté par la suite par des artistes internationaux de tous genres. On estime actuellement que près de trois millions d'exemplaires de la version originale ont été vendus: «The Dock Of The Bay» fut, pendant trois années consécutives (1968, 69 et 70) le morceau de R. et B. le plus interprété ou diffusé et le président de BMI (Broadcast Music Inc.) se déplaça spécialement, pour la première fois, à Memphis pour le confirmer : le 19 mars 1971, Madame Otis Redding, Steve Cropper et Jim Stewart se virent ainsi décerner un troisième oscar pour une même oeuvre.

Que reste t il aujourd'hui du petit monde d'Otis Redding ? Joe Galkin s'est retiré des affaires. Phil Walden dirige toujours, à Macon, le Paragon Agency où sont désormais employés Luther Rodgers et Zelma Redding, respectivement frère et veuve d'Otis. Dans cette agence, ont défilé les soulmen du Sud les plus prestigieux des années soixante : Percy Sledge, Sam et Dave, Lee Dorsey, Eddie Floyd, Clarence Carter, Arthur Conley et beaucoup d'autres. A une adresse différente de celle de ces bureaux mais dans la même ville, fin 1968, Phil a ouvert un studio et créé la marque Capricorn. Ce nom vient du signe astrologique commun à Phil et à Jerry Wexler. C'est en effet ce dernier qui aida Walden à créer son empire. Il lui trouva un nouvel associé en un Sud-Africain débarqué des bureaux londoniens d'Atlantic, Frank Fenter.  Atlantic commença tout naturellement à distribuer Capricorn où l'on enregistrait essentiellement des artistes soul locaux (Arthur Conley, Maxayn, Oscar Toney Jr. ...). Puis, suite au succès des Allman Brothers, cette marque se spécialisa dans l'exploitation de groupes de Rock du Sud, la plupart étant, il faut bien le dire, très intéressants. Mais Wexler n'approuva pas cette orientation et, après une discorde avec Walden à ce propos, la licence Capricorn passa chez Warner Bros-Reprise. Aujourd'hui Capricorn a des bureaux dans plusieurs grandes villes des quatre coins des USA et son catalogue est désormais distribué par Polydor. Walden tente vainement de sortir de la déchéance commerciale un des rares artistes noirs qui lui restent., Percy Sledge.

 

Johnny Jenkins, après un simple en solo sur Volt en 1964, semblait à jamais disparu de la scène quand, en 1971, il publia chez Capricorn un excellent album intitulé «Ton-Ton Macoute» ! Hélas, depuis lors, aucun disque n'est venu empêcher Jenkis de retomber à nouveau dans l'oubli. Toujours à propos de Capricorn, en 1973, le fils aîné d'Otis Redding, Dexter (12 ans alors), a sorti un single vocal sur cette marque, mais cette expérience fut éphémère et les Jackson Five n'en furent pas inquiétés !

 

Chez Stax, on a trouvé en Isaac Hayes un artiste capable de vendre encore plus de disques que Redding et, à partir de ce moment là, on a rarement publié des oeuvres dont la réalisation ne nécessitait pas l'emploi de tout un orchestre symphonique et de moyens techniques considérables. Dans les années soixante, il pouvait arriver qu'une bande soit remixée à New York, dans les studios Atlantic (par exemple : les violons surajoutés sur «I Love You More Than Words Can Say»), mais on préférait éviter la surcharge, à tel point qu'un amateur de Soul actuel pourrait considérer tous les enregistrements Stax/Atlantic comme des productions inachevées.

 

En 1968, le directeur des ventes, AI Bell, fut promu principal vice-président de Stax et Jim. Stewart le rendit responsable de la gestion financière. Stax recherchait une image de marque crédible et confier un haut poste de direction à un Noir représentait alors une révolution. Mais Bell a peu à peu mené le bateau où l'on sait et il tente aujourd'hui de faire accepter sa nouvelle marque, Independent Record Corp. Même Otis Redding a été lésé chez Stax et sa succession recevra bientôt le montant de trois cent mille dollars pour les royalties jusqu'ici impayées. Mais il aura fallu en arriver à la récente vente des matrices Stax pour régler cette dette.

 

Steve Cropper fut, après Booker T. Jones, l'un des premiers piliers de Stax à constater qu’il était victime d'une rétribution anormale dans cette maison. Alors, il quitta cette compagnie très exactement le 18 septembre 1970 pour travailler avec des dizaines d'artistes aussi différents que Diane Kolby, les Temptations, Michel Polnareff, Formula IV, Rod Stewart, Jerry Lee Lewis... En 1975, il s'est installé à Los Angeles où il a un studio à Santa Monica Boulevard. Cet ancien guitariste soliste plutôt quelconque est devenu un producteur très demandé et surtout, un grand guitariste rythmique. Il reconnaît devoir à Otis Redding le secret de ses accords d'une justesse implacable et il faut aussi rappeler qu'il fit ses premières armes dans la production avec Otis, en remplaçant Jim Stewart.

 

De la galaxie d'artistes émergés du phénomène Stax, Johnnie Taylor semble être aujourd'hui le personnage entretenant le mieux la popularité du style Memphis Soul. Mais cette remarque ne peut concerner que l'art vocal de Taylor, tout le reste relevant d'un tout autre domaine, celui de Don Davis, un des premiers producteurs venus précipiter chez Stax la dénaturation d'un sound qu'Otis Redding imposa le mieux.

 

Pierre Daguerre (18 mars 1977)  

in SOULBAG N° 68

 

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