Cela
fait déjà un an que j’écris à propos du rock and roll et certains aspects
de mes propres attitudes commencent à cristalliser. Dans mes écrits,
jusqu’à maintenant, j’ai parlé du blues, du rock anglais et de Motown :
trois aspects distincts de ce qui se passe dans la pop music en ce moment.
La raison pour laquelle j’ai écrit sur ces sujets et pas sur d’autres est
principalement parce que c’est ce qui me branche
(3), ce qui m’émeut. Au cours de
mes articles, j’ai essayé de montrer quelles caractéristiques d’un morceau
font qu’il me branche, ou quels échecs de la part des musiciens font qu’il
ne me branche pas. Je n’ai pas passé beaucoup de temps à parler du rock de
la Côte Ouest parce que ce langage ne me branche pas en général. Je ne
crois pas que les Doors ou l’Airplane
(4) font du bon rock ou même, tant
qu’à faire, de la bonne musique.
Ce n’est
pas un accident si une personne aime un type de musique et pas un autre.
Je crois qu’il y a certaines caractéristiques communes à tous les types de
musique que j’aime et que je ne retrouve pas dans ceux que je n’aime pas.
Par exemple, j’aime la musique formelle, structurée si vous préférez.
Peut-être est-ce pour cela qu’un des groupes de la Côte Ouest qui me
branche vraiment est les Byrds. J’aime aussi la musique qui n’est pas
prétentieuse. Je préfèrerais entendre quelqu’un faire quelque chose de
simple parfaitement que d’entendre quelqu’un faire quelque chose
d’extrêmement complexe mais mal. Par exemple, je préfère entendre
B. B.
King chanter « Sweet Sixteen » que d’écouter les
Doors faire « The End. »
Cela ne veut pas dire que je crois que l’art ne peut progresser que par
étapes. Personne ne sortira demain et commencera une nouvelle musique sans
aucune caractéristique des formes de musique plus anciennes. Tout ce qui
arrivera demain sera nécessairement une croissance dialectique des
contradictions qui existent dans l’art d’aujourd’hui. Ce qui me branche ce
sont les gens qui capturent complètement ce qui s’est passé hier et qui
continuent ensuite d’explorer le passé. En d’autres termes, je préfèrerais
probablement les Doors s’ils avaient d’abord appris à jouer le rock ou le
blues avant d’essayer de faire ce qu’ils font maintenant. Ils ne l’ont pas
fait et, en conséquence, leur musique sonne pour moi comme si elle
existait dans le vide, fondamentalement indépendante du développement
musical excitant qui se produit partout en ce moment. Et peut-être que
cela explique pourquoi j’apprécie autant les Stones, les
Beatles et les Who. Il est évident que ces groupes ont d’abord maîtrisé certains des
styles plus anciens avant d’avancer. Le fait qu’ils aient appris le rock
classique et le r&b donne d’abord à leur musique une certaine perspective,
une certaine parenté, une certaine plénitude qui, je trouve, manque aux
groupes qui n’ont jamais eu recours à ce genre d’apprentissage musical.
J’adore « I can see for miles » des
Who parce que c’est du rock and roll,
ça attrape l’esprit du rock and roll, ça a la perspective du rock and roll
et, par conséquent, ça peut devenir plus que du rock and roll : ça a le
potentiel de transcender le rock and roll. Et la même chose est vraie des
Beatles qui ont commencé au début, au tout début, et ont travaillé, disque
après disque, jusqu’où ils en sont maintenant. Tous ceux qui pensent qu’on
peut commencer au niveau de Sgt Pepper
(5) sont fous. Les
Beatles ne
pourraient pas faire ce qu’ils font maintenant sans avoir vécu avec
l’expérience de ce qu’ils ont fait avant.
Otis Redding
est le passé, le présent et le futur
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Cela ne
veut pas dire que chacun devrait commencer dans un groupe de rock
classique ou de blues et ensuite travailler jusqu’à rejoindre la scène
actuelle. Cela veut dire que chaque artiste doit se confronter à
l’expérience du passé, de la manière qu’il choisit ou trouve la plus
efficace, dans le but d’avancer au delà des contradictions du passé.
Tout
ceci m’amène à Otis Redding. Otis Redding est le passé, le présent et le
futur, ce qui en fait un artiste extraordinaire
(6).
Sa musique contient à la fois les contradictions des anciennes formes
musicales dont son style est le résultat, et la résolution, ou le
potentiel pour la résolution, que ces contradictions appèlent de leurs
cris. Sa musique est à la fois innovation, tradition et immédiateté, ce
qui lui procure un sens global de complétude et d’unité rarement
rencontrée dans la musique pop ou nulle part ailleurs. En termes de rock
and roll, sa musique est intemporelle comme celle de Chuck
Berry a prouvé
qu’elle était intemporelle, comme les Stones sont intemporels, comme
James
Brown est intemporel. La musique de tous ces gens exprime microcosmiquement tout le continuum du développement du rock and roll. Ce
qu’est ce continuum ne peut être senti que subjectivement mais il est,
néanmoins, réel. C’est l’ethos du rock and roll qui lie tout ce qui est
rock et qui le sépare de toute musique qui n’est pas rock. Je ne peux que
définir l’ethos en termes spécifiques, comme l’introduction à la guitare
sur « Johnny B. Goode », ou le « aah » de
Bob Dylan avant le quatrième
couplet de « Like a
Rolling Stone », ou les
Beatles criant « Help »(7)
ou les Tops(8)
disant « Just look over your
shoulder... »(9),
ou Steve Cropper jouant son solo sur le morceau de
Booker T.(10)
« Groovin’ », ou Otis Redding nous ordonnant de « Shake »(11).
Ces exemples et des milliers d’autres sont remarquables par le fait qu’ils
sont bien plus que de simples fragments d’excellents enregistrements. Ils
sont unis par une qualité de transcendance qui prend tout un chacun au
delà d’une immédiate expérience d’écoute. Ce sont des expressions de la
totalité du rock and roll, pas seulement celles que leurs auteurs avaient
l’intention de leur donner, ou que l’auditeur occasionnel peut les
prendre.
Je ne
pense pas non plus que tout ceci soit très mystique. Je parle complètement
d’une situation de réalité, une réalité non mystique, et je dis simplement
que certaines oeuvres d’art vont bien au-delà des autres dans leur
capacité à exprimer l’unité de tout l’art d’un certain type. D’ailleurs,
en définitive, ce sont précisément ces oeuvres d’art qui définissent le
langage en entier car ce sont précisément ces oeuvres qui expriment et
communiquent le plus précisément et avec la plus grande clarté ce qu’est
ce langage.
Depuis
six mois, je suis convaincu que les concerts d’Otis Redding constituent,
en entier, le plus haut niveau d’expression que le rock and roll ait
atteint à ce jour, un niveau que, je crois, il partage avec quelques
autres artistes de rock. De sa manière personnelle, totalement
individuelle et particulière, il dit tout. Cela lui a pris du temps pour y
arriver, quelques uns de ses disques plus anciens sont pénibles, mais
quand vous en arrivez au Dictionary of Soul
(12), il n’y a absolument
plus aucun doute.
Otis lui
même, bien sûr, fait partie d’un développement spécifique de la musique
contemporaine : la scène Stax-Volt. Les musiciens qui l’accompagnent sont
en général Booker T. and the M.G.s et les cuivres des
Mar-Keys, deux
groupes fabuleux de Memphis. L’homme avec lequel Otis travaille avec le
plus de proximité est son guitariste Steve Cropper, qui a écrit quelques
uns des morceaux d’Otis, ainsi que d’autres choses comme « Hold On, I’m
Coming »
(13) et « Midnight Hour », qu’il a co-écrite avec W.
Pickett. Cropper
est un superbe guitariste rythmique et il a un style d’accord fascinant de
subtilité, comme le démontre le solo précité sur « Groovin’ » de
Booker T.
Comme Otis, il préfère maintenir les choses simples. Pas de fuzz
(14), ni de
réverbération ou, comme le dit Steve lui-même, pas de trucs. Booker,
l’homme au piano-orgue sent, bien sûr, les choses de la même manière. Il
est très influencé par le country and western, le genre de
Floyd Cramer,
comme l’illustre son doodle à l’arrière dans la version live de « Fa-Fa-Fa-Fa-Fa-Fa ».
Mais l’homme principal sur lequel Otis compte pour lui donner le bon son
est évidemment le batteur Al Jackson. L’homme est incontestablement en
charge de la batterie soul
(15). Il est difficile de mettre le doigt sur ce qui
rend son soul
(16) si distinctive ; peut-être est-ce le son de tom qu’il sort
de sa caisse claire en accordant les têtes si lâchement
(17), ou peut-être
est-ce la manière dont ils l’enregistrent, ou quelque chose comme ça. Dans
tous les cas, son style de batterie est cinétique. Il vous fait sentir
plus que ce qui se passe réellement. C’est un euphémisme : Jackson attend
que vous ayez pris tout ce que vous pouvez avant de vous l’asséner
(18). Par
exemple, dans « Try A
Little Tenderness », notez qu’il attend l’absolu
dernier moment avant de même jouer un rôle et de rentrer dans le rythme
Motown qu’il utilise pour finir le morceau. Son jeu de grosse-caisse est
aussi incroyable.
En
définitive, c’est Otis qui gère son propre show, qui est responsable de
ses propres sessions d’enregistrement et qui en mérite le crédit. Il a un
état de conscience hautement développé de son propre art. Par exemple,
dans l’édition du 18 Septembre
(19) de
Soul magazine, il est cité dans
une interview :
« Fondamentalement, j'aime toutes les
musiques qui restent simples et je pense que c'est la formule qui a rendu
la musique soul populaire. Quand une forme de musique devient confuse
et/ou compliquée, vous perdez l’attention de l'auditeur moyen. Il n'y a
rien de plus beau qu'un simple air de blues. Il y a de la beauté dans la
simplicité, que l'on parle d'architecture, d'art ou de musique. »
(19bis)
Il n’y a pas plus apte
description de ce qu’atteint Otis qui aurait pu être formulée que cette
explication d’Otis lui-même. Sa musique est rude. Si une chose n’est pas
indispensable, elle n’y est pas. Il n’y a pas d’ornement de quelque type
que ce soit. Sur « Good to me » (The Soul Album, Volt 413)
(20), ce
point est illustré parfaitement. Pendant le corps de la chanson,
l’arrangement demande à la section de cuivres de jouer exactement une
croche une mesure sur deux. Jackson reste littéralement immobile sur sa
batterie. Seulement lors des trente dernières secondes de
l’enregistrement, quand il y a la traditionnelle montée dramatique de la
partie vocale, Jackson et les cuivres étendent leurs rôles, en
coordination parfaite avec la délinéation de la partie vocale d’Otis.
Bien sûr, nous devons
réaliser que par simplicité, Otis ne veut pas dire inanité ou
insignifiance. Il veut dire clarté d’expression. Clarté de l’intention. Le
développement non ambigu d’une seule pensée. Et il fait tout ce qu’il
peut, même sans subtilité, apparemment sans qualité artistique, pour
communiquer ce que se trouve être cette idée simple. Il vous implorera,
vous suppliera, se disputera avec vous, vous instruira, même vous
chantera, dans l’espoir que vous capturerez l’idée.
D’une certains façon,
Otis est surtout efficace dans sa maîtrise des morceaux lents. L’une de
ses grandes performances de tous les temps et certainement
l’incroyablement lent et étendu « You’re Still
My Baby »
(21) (Dictionary of
Soul, Volt 415). La chanson est rendue de façon totalement délibérée.
Il n’y a pas la place pour le doute. La sensation de la chose est
inexorable. Elle est messianique. Le monde entier peut changer, mais tu es
toujours mon bébé. Voilà ce que les mots disent (bien que ce que Otis dit
n’est pas aussi clair).
Un autre chef d’oeuvre
est « Nobody Knows You » (Volt 413). Sur les instruments, Cropper et
Jackson se surpassent dans la dernière demi-minute de l’enregistrement,
avec une magnifique interaction entre l’incroyable rythme de Cropper et
les combinaisons caisse-claire-grosse-caisse de Jackson. Et, encore une
fois, Otis survole le tout dans son style étiré, non équivoque « Voilà
comment c’est et voilà comment ça sera toujours ». Cette conviction et
cette confiance dans la présentation d’une chanson fait partie intégrante
de l’approche d’Otis. Ce n’est pas une pause. C’est un style de vie. C’est
la façon qu’Otis a de dire que « C’est comme ça » ou « J’ai découvert ça,
et c’est vrai ». Indépendamment des mots qu’il prononce, la sensation et
la performance nous disent que cette musique est religieuse, dans le sens
occidental, même si c’est une religion séculaire. Dans de tels morceaux,
Otis nous révèle rien de moins que sa foi.
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Bien sûr, le revers de
la médaille est la joie extatique qu’Otis transmet dans ses morceaux plus
rapides. Chopez
(22)
« Shake » (sur l’album Live in Europe
(23), pas la
version Stax-Volt Revue). Une joie non mitigée. C’est absolument
total et, au cas où quelqu’un se sentirait exclu, Otis fait répéter le
titre au public jusqu’à ce qu’à la fin du morceau, tout le monde remue
(24). « Day
Tripper »,
sur l’album Dictionary of Soul montre l’étrange style verbal d’Otis
qui tente d’accomplir la même chose. La philosophie d’Otis ici est « en
cas de doute, dis quelque chose ». Il maintient un torrent continu de
verbiage. De l’énergie totale, et bien que les paroles décrivent une fille
plutôt volage, Otis semble être plutôt enthousiaste de toute cette
situation. Ou, sur la chanson appelée « Sad Song »
(25) (version en public),
une chanson qui est censée communiquer de la tristesse et qui se
transforme en orgie hystérique, qui produit en même temps des sensations
d’extase et de désespoir.
LIVE IN EUROPE & THE STAX VOLT REVUE vol 1
Mais ce n’est pas pour
ignorer le plus grand aspect de l’art d’Otis qui est encore résumé par le
mot cinétisme, ou mouvement sous-entendu. Sur l’album live, on le remarque
en particulier en deux endroits. Le premier est sur « I Can’t Turn You
Loose ». Au milieu de la chanson, Otis casse le rythme, il suspend
littéralement le temps et, sans groupe derrière lui, il crie « Je sais que
vous croyez qu’on va s’arrêter. On ne va pas s’arrêter. On y va, une
fois » et il retourne à la chanson. Ça coupe le souffle de l’entendre
faire ça. L’autre endroit est sur l’une des meilleures performances
enregistrées d’Otis, la version live de « I’ve Been Loving You Too Long. »
Ici, après un couplet, il s’arrête, tout simplement. Il ne dit rien, le
groupe ne joue rien – silence. Et puis la chanson encore, avec les
inexorables montées finales. Pendant la dernière minute de la chose, on
dirait qu’Otis escalade le Mont Everest d’un seul coup jusqu’en haut.
Bon, je pourrais
continuer comme ça. Le seul autre morceau que je veux commenter est « Try
A Little Tenderness », et c’est juste parce qu’il représente le plus grand
de tous les enregistrements d’Otis et qu’il m’aide à résumer plusieurs
idées que j’essaye de faire passer. D’abord, il y a l’inexorable mouvement
et la montée de ce morceau. Il est linéaire en ce sens que le mouvement va
seulement dans une seule direction et que c’est totalement voulu.
Deuxièmement, il y a l’absolue confiance et l’ambivalence de la
présentation. Otis nous assure constamment que « C’est tout ce que tu as à
faire ». Troisièmement, il y a la frénésie caractéristique des parties
rapides, en particulier vers la fin. Et enfin, je pourrais ajouter presque
à titre de parenthèse, qu’il y a les maniérismes vocaux-instrumentaux
caractéristiques sur lesquels Otis compte toujours pour produire ses
effets, comme son utilisation étrange, désinvolte, presque hors micro, de
phrases comme « sock it to you »
(26)
ou sur d’autres morceaux du mot « man »
(27)
ou « maan ».
La conséquence ultime de
tout cela est une musique très directe et intime. C’est une musique
d’engagement. D’engagement dans l’existence. À la différence de
Jim
Morrison
(28), Otis ne semble pas être trop préoccupé par le sort ou le destin
de l’homme. Il est pragmatique : il fait ce qu’il peut pour rassembler les
choses et puis vivre avec. Sa musique est une musique d’extrêmes. Sa
conception de la vie n’est pas du tout amorphe. Quand il est en forme, il
vous prend avec lui, jusqu’en haut. Et quand il est déprimé, eh bien, il
est déprimé. Et il n’y a juste pas beaucoup de demi-mesure dans le monde
d’Otis.
La musique d’Otis
Redding est une musique primitive qui ne prétend pas être de l’art, mais
qui est de l’art quand même. Car dans sa musique, d’une certaine façon,
Otis ne cesse jamais d’explorer le potentiel de la forme musicale qu’il a
choisie. Sa musique est née d’une ère beaucoup plus simple que celle du
rock, où la musique existait par elle-même, et n’était pas considérée
comme une forme culturelle, ni encore moins artistique par trop de gens.
Et moi, je crois que nous pourrions bientôt nous rendre compte qu’une
grande partie du vieux rock est tout aussi artistiquement valable que
Sgt. Pepper, et que nous pourrions bientôt re-explorer la capacité et
le potentiel des formes musicales passées à parler de nos situations
présentes. Une capacité et un potentiel qui dépasse de loin ceux des
Doors,
de l’Airplane ou de Vanilla Fudge. Et c’est, comme je le disais
auparavant, parce que la musique d’Otis n’était pas seulement le passé et
le présent, mais pour le futur. Car personne autant qu’Otis ne comprend la
signification du vieux rock, du blues et de tout ça. Mais en comprenant
ça, personne aussi clairement qu’Otis n’a vu les limites de ces formes
d’expression plus anciennes. Et, par conséquent, personne n’a fait plus
pour se confronter à ces limites et pour étendre notre conscience de ce
qu’est le blues, ce qu’est le rock and roll, et de ce que tout ceci est
devenu. Beaucoup plus que n’importe lesquels des groupes blancs, Otis a
explosé les limites du passé. Et, en faisant cela, il nous a vraiment tous
libérés. Sa musique est la nouvelle musique. Et la nouvelle musique est le
rock and roll. Et comment pourrait-il en être autrement puisque Otis
Redding est le rock and roll.